Pierre Calmard (dentsu France) : « On revendique de faire de la politique au sens où l’on intervient dans l’évolution de la société »
Fraichement reconduite en sa qualité de "société à mission", denstu France peut célébrer une victoire qui dessine les ambitions du groupe pour les deux prochaines années à venir... et jusqu'au prochain audit. Rencontre avec Pierre Calmard, président de dentsu France, qui s'est récemment prêté à notre exercice de l'Instant In, pour rendre compte du chemin parcouru.
INfluencia : si l’on reprend la définition du gouvernement, la qualité de « société à mission » est octroyée à une entreprise « si ses statuts précisent : une raison d’être destinée à guider son orientation économique, un ou plusieurs objectifs sociaux et environnementaux et enfin les conditions du suivi de l’exécution de sa mission ». En guise d’introduction à cet échange, pouvez-vous simplement nous dire comment ces impératifs se sont concrétisés chez vous ?
Pierre Calmard : ce fut un travail de longue haleine mais qu’on a fait… presque sans le savoir. Dès le début de mon aventure chez dentsu (d’abord en tant que General Manager Pôle Media & Performance de dentsu France de 2017 à septembre 2020, puis à sa direction jusqu’à aujourd’hui, NDLR), j’avais l’obsession de donner du sens à ce que l’on faisait. L’idée n’était pas d’opérer un énième restructuring mais vraiment de redonner du sens à un métier, celui de publicitaire, qui en avait bien besoin. C’est un fait que la publicité ne fait plus rêver les jeunes aujourd’hui, on a changé d’ère. Il était donc fondamental de redorer le blason de nos professions afin que nos collaborateurs aient envie de se lever le matin pour aller travailler et pas uniquement pour gagner de l’argent. Nous avons beaucoup travaillé pour ça. Ensuite, j’ai développé le concept de « d’entreprise harmonieuse » qui m’a conduit jusqu’à la publication d’un bouquin l’an dernier. En faisant ce chemin, on s’est rendu compte qu’on avait naturellement enclenché le processus.
IN. : on dirait presque que cela vous est tombé dessus…
P. C. : on pourrait dire ça. D’ailleurs, ce n’est même pas moi qui me suis rendu compte de ce qui se jouait. Ce sont des gens plus jeunes de l’entreprise qui ont fini par me dire : « Tu sais, tout ce qu’on est en train de faire… cela fait quasiment de nous une société à mission ». Obtenir ce statut c’était finalement la concrétisation ultime de ce qu’on faisait déjà depuis un moment. Au moment de choisir officiellement notre mission, on s’est naturellement orienté sur « concevoir la communication comme un vecteur d’harmonie sociale et environnementale ». Des valeurs fortes que chacun peut porter fièrement. Viennent ensuite nos trois objectifs statutaires sur la responsabilité de la communication, sur le fait que chacun puisse être un acteur de la transformation chez dentsu, un élément d’autant plus important que les entreprises négligent souvent le rôle de leurs salariés, au contraire de celui de leurs clients ou de leurs consommateurs, et enfin sur la promotion de la diversité et de l’inclusion. Ce dernier objectif est presque un impératif dans la pub qui, par essence, représente et influence la société. Tout ça, on l’a développé et on l’a traduit en objectif opérationnel derrière.
IN. : comme vous venez de le vivre, les sociétés à mission sont contrôlées tous les deux ans par un organisme tiers indépendant pour vérifier la mise en œuvre des objectifs fixés. Maintenant que cette étape est derrière vous, qu’est-ce qui est le plus simple, obtenir la qualité de « société à mission »… ou la conserver ?
P.C. : c’est vrai qu’au bout de 18 mois il a fallu faire évaluer, et c’était une bonne chose, la réalité de la compréhension de ces objectifs par l’ensemble de nos salariés mais également les réalisations concrètes qui ont eu lieu pour qu’on puisse confirmer ce statut et continuer notre belle aventure en essayant de faire encore mieux demain. Dans notre cas, le processus s’est déroulé de manière très fluide justement parce que nos équipes se sont naturellement engagées dans cette voie. Bien sûr, il y a eu des discussions mais qui étaient à chaque fois très saines et n’ont jamais été l’occasion de remettre en cause notre manière de fonctionner. Vous savez, dans la vie, si l’on se prépare bien et que les actes suivent la parole, les choses se font naturellement.
IN. : à vous entendre, vous avez l’air serein, en effet…
P.C. : plutôt, oui (rire). Cette aventure a été une vraie réussite pour nous qu’absolument personne ne regrette. Même si tout cela est évidemment un work in progress, d’autant plus que nous sommes dans la configuration particulière où l’on travaille pour nos clients et que nous n’avons pas toujours la décision finale. Notre rôle est de conseiller, donner notre avis mais à la fin, c’est le client qui décide. Cependant, cela n’impacte en rien notre volonté qui sera forcément bénéfique sur le long terme. J’irai même jusqu’à dire pour la profession tout entière. D’ailleurs, je suis toujours un peu étonné que l’on soit toujours le seul groupe de communication en France à être société à mission. Je m’attendais à plus de réactivité de la part de mes concurrents.
IN. : vous en parlez directement avec eux ?
P.C. : très souvent, oui, parce que de toute façon, c’est un petit marché et on se connaît tous. À leur décharge, ils appartiennent pour la plupart à des groupes qui les dépassent et je pense qu’il y a une vraie crainte chez eux… encore aujourd’hui et c’est triste à dire, de pouvoir porter cet étendard aussi fièrement que nous. Il y a quand même une espèce de mythologie attachée à cette histoire qui ferait que prendre position présente un risque par rapport à son business et ses clients. On a justement démontré le contraire, notre business va bien et nos talents n’ont jamais été aussi engagés qu’aujourd’hui donc, c’est une hérésie.
IN. : pouvez-vous nous donner des exemples de campagnes produites ces deux dernières années afin de mieux saisir l’impact sur votre manière de travailler ?
P.C. : pour être honnête, c’est un ensemble d’éléments visibles… et invisibles. Parmi les choses qui ne se voient pas, on a surtout essayé de faire évoluer la façon de travailler avec nos clients. Je prends quelques petits exemples simples mais on intègre systématiquement maintenant dans nos briefs une dimension RSE à toutes les étapes de production, en média comme en créa, etc. On essaye vraiment de faire ressortir cette logique pour le bien de nos clients parce qu’on est persuadé, et d’ailleurs toutes les études le montrent, que les consommateurs sont très sensibles à ces sujets. Cela revient également à combattre le greenwashing en poussant nos clients, dans la mesure du possible, à mesurer l’empreinte carbone de chacune de leurs campagnes. On a des outils qui permettent de savoir, sur deux plans média donnés, lequel est le moins énergivore. C’est très concret.
IN. : l’argument écologique pèse-t-il vraiment sur la prise de décision de vos clients ?
P.C. : petit à petit mais je vous avoue, et ça n’engage que moi, que le processus est plus lent qu’espéré. On a affaire en France, mais c’est tout aussi vrai dans d’autres pays aussi, à un conservatisme tout de même spectaculaire. C’est difficile d’aller contre les injonctions des headquarters qui veulent que la stratégie du média soit prédigéré ou prémâché parce qu’on fait comme ça depuis 20 ans et qu’on ne fera pas autrement. Heureusement, le discours que l’on porte commence à changer les choses et c’est le plus important. En ce qui concerne certaines de nos actions visibles du grand public, je peux vous citer deux exemples récents. Tout d’abord une campagne de recrutement en interne que l’on vient de dévoiler autour du handicap (à l’occasion de la Semaine européenne de l’emploi aux personnes handicapées, qui a débuté ce lundi 18 novembre, denstu a fait appel à plusieurs athlètes paralympiques pour une campagne d’affichage, NDLR). Certes… c’est une opération pour nous-mêmes mais qui est assez emblématique de ce que l’on veut faire.
Et puis je vous citerai deux cas pour des clients : d’abord la campagne que l’on a réalisée pour Groupama sur « les gestes qui sauvent » (une série d’activation sur Twitch et autour des jeux vidéo pour sensibiliser, avec humour, sur l’importance des gestes de premier secours, NDLR). Une prise de parole au bénéfice sociétal évident puisqu’il s’agit de sauver la vie de quelqu’un. Et pour finir, ce qui est sûrement l’une de mes campagnes favorites mais à laquelle on a seulement participé au côté de dentsu Netherland, autour du harcèlement scolaire. Menée pour un opérateur téléphonique, l’opération les avait conduits à créer une chanson qui est rapidement devenue un tube stratosphérique aux Pays Bas… jusqu’à pousser le gouvernement à faire une loi pour responsabiliser les opérateurs téléphoniques autour de cette question. Ça, je trouve que c’est exactement la logique que nous avons en tant que société à mission. C’est aussi la logique de dentsu partout dans le monde. Ça ne vous aura pas échappé, mais l’un de nos claims est le B2B2S, c’est-à-dire le B2B2Society. L’idée est toujours d’impacter positivement la société.
IN. : vous dites souvent, notamment dans votre livre, que nous sommes rentrés dans l’« ère post-publicitaire ». Pouvez-vous préciser cette pensée ?
P.C. : je pense qu’effectivement, la publicité, telle qu’on la concevait dans les années 80-90, est belle et bien morte. On peut s’en rendre compte assez facilement, allez sur le site de l’INA et regardez les pubs qui tournaient il y a 20 à 30 ans. Je pense honnêtement qu’il n’y en a même pas 5% d’entre-elles qui seraient diffusables aujourd’hui. C’est bourré de sexisme, de clichés, etc. Il y a aussi une deuxième phase de l’histoire avec le mouvement #MeToo et Balance ton Agency. Quand je suis arrivé dans les années 90, il y avait un vrai problème dans cette profession, à l’instar d’autres secteurs, on le voit bien aujourd’hui. Pour toutes ces raisons, c’était une priorité de changer d’air. C’est pour ça que je me suis emparé de ce concept en me disant qu’il fallait qu’on réinvente complètement la communication commerciale pour passer de l’image traditionnelle… et mourante de la publicité à des contenus qui ont du sens. Parce que même s’il y a beaucoup de bashing autour de la publicité, le paradoxe c’est qu’il y a beaucoup de bashing parce que ça marche. C’est un problème qui peut rapidement devenir une solution si l’on renoue collectivement avec l’objectif d’impacter positivement la société.
IN. : les labels d’entreprises servent également à attirer et retenir les talents sensibles aux problématiques environnementales et sociétales qui traversent notre société. L’avez-vous constaté ?
P.C : très concrètement, pour vous donner une idée, quand on est sorti du COVID, dentsu France avait le taux d’engagement de ses salariés le moins bon d’Europe. À peine deux ans plus tard, on est les premiers en ayant gagné 18 points en trois ans, ce qui, pour la benchmark de cette étude, était du jamais vu. On a même divisé par deux le turnover de nos équipes, une valeur traditionnellement très élevée sur le marché. Sans oublier que le nombre de CV entrants a explosé.
IN. : pour finir, que répondez-vous aux observateurs qui critiquent le rôle politique qu’octroie, à tort selon eux, le statut d’entreprise à mission ?
P.C : pour être honnête, je pense que c’est un bullshit monumental quand on est un tant soit peu attaché au sens profond du mot politique, à savoir s’occuper de la cité. Une entreprise de communication qui fait de la publicité opère, qu’on le veuille ou non, une forme de politique. Après, ça ne veut pas dire qu’on prend parti mais simplement qu’on intervient dans la vie de la société. Je ne connais aucune publicité qui soit objective ou neutre. Ça n’existe pas. On revendique de faire de la politique au sens où on intervient dans l’évolution de la société. Et le nier, à mon avis, c’est dangereux, parce que cela revient à fuir cette responsabilité.
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