L’indépendance de la presse américaine en danger avant même la potentielle élection de Donald Trump ?
Quand un des hommes les plus riches du monde, Jeff Bezos, interdit à la rédaction du Washington Post de soutenir publiquement la candidature de Kamala Harris à l’élection présidentielle américaine, alors qu'il était censé protéger l'indépendance du journal. Comment interpréter cette décision ? Quelles sont les conséquences pour l'indépendance de la presse américaine ? Explications à l'heure où Donald Trump remporte l'élection présidentielle.
Image créée par Christophe Lachnitt avec Midjourney
Jeff Bezos a interdit à la rédaction du Washington Post de soutenir publiquement la candidature de Kamala Harris à l’élection présidentielle américaine comme elle avait prévu de le faire en cohérence avec sa ligne éditoriale.
Le premier aspect qu’il faut souligner à ce sujet est le moment déplorable choisi par le fondateur d’Amazon pour décider de mettre fin aux soutiens du journal à des candidats politiques. Annoncer cette décision à quelques jours du scrutin donne l’impression d’un choix dicté par les circonstances, en l’occurrence la victoire possible, sinon probable, de Donald Trump. Ensuite, le jour même de cette annonce, des dirigeants de Blue Origin, l’entreprise spatiale de Jeff Bezos, rencontraient le candidat républicain. Cette simultanéité, fortuite ou pas, ne pouvait qu’accréditer l’idée que, en refusant que The Washington Post soutienne Kamala Harris, Jeff Bezos visait la préservation des intérêts de l’une de ses entreprises, et non ceux du journal ou de l’Amérique. En effet, le positionnement d’Elon Musk, et avec lui de SpaceX, aux côtés de Donald Trump pendant cette campagne pourrait inquiéter Jeff Bezos quant aux perspectives de Blue Origin si le new yorkais était élu.
C’est pourtant la légitimité du quotidien que l’entrepreneur mit en exergue dans l’éditorial qu’il fit publier pour expliquer sa décision, en arguant que les soutiens d’organes de presse à des politiciens nuisent à leur crédibilité : “Ce que les soutiens à des candidatures présidentielles font, en réalité, est de créer une perception de partialité. Une perception de non-indépendance“. Jeff Bezos est trop intelligent pour ne pas voir que sa décision desservit infiniment plus The Washington Post qu’un éventuel soutien, naturel de sa part, à la candidature de Kamala Harris ne l’aurait fait. Il suffit d’observer l’exode de ses abonnés (au moins 250 000, soit 10% des abonnés numériques, ont annulé leur souscription, dont je ne suis pas car je veux continuer de soutenir les journalistes du Post) et de certains de ses journalistes emblématiques (qui ont quitté leurs responsabilités éditoriales ou ont démissionné du journal), ainsi que le tumulte créé au sein de la rédaction, pour réaliser la crise dont le journal est la proie.
En outre, la décision de Jeff Bezos donne l’impression d’une reddition et d’une dépendance à l’égard d’un apprenti-dictateur qui éloignent The Washington Post des heures glorieuses de Carl Bernstein et Bob Woodward. Ceux-ci ont d’ailleurs noté combien cet acte allait à l’encontre des enquêtes journalistiques menées par le quotidien au sujet de Donald Trump. En clair, Jeff Bezos a marqué un but contre son camp.
L’un des hommes les plus riches au monde, il était censé protéger l’indépendance du Post grâce à sa fortune. C’est raté. Dans son éditorial, il fait pourtant de sa décision une affaire de principe. Je lui rappellerai donc l’une de mes citations favorites, qui émane de Bill Bernbach, cofondateur de l’agence de publicité DDB : “Un principe n’est un principe que s’il vous coûte de l’argent“.
Comme l’a noté l’historienne Anne Applebaum, “en Hongrie, les journaux n’ont pas été détruits par la censure, mais plutôt par la pression du gouvernement et les menaces proférées à l’encontre des propriétaires et des annonceurs. Il est maintenant très facile de voir comment cela pourrait se produire ici”. A ce sujet, l’historien Timothy Snyder évoque, dans son remarquable livre “On Tyranny“, le concept d’”obéissance anticipée”, la tendance à abandonner ses pouvoirs aux aspirants autocrates avant même qu’ils ne cherchent à s’en saisir. Les décisions de Jeff Bezos et de Patrick Soon-Shiong au niveau du Los Angeles Times en constituent une parfaite illustration.
Encore plus paradoxal, Jeff Bezos écrit dans son éditorial que “les soutiens à des candidatures présidentielles ne font pas pencher la balance lors des élections“. Probablement. Mais alors pourquoi a-t-il interdit au Post de soutenir Kamala Harris s’il considère que cela n’a aucun effet ? En réalité, il s’agit de montrer publiquement, à travers son journal, son allégeance à Donald Trump. Il ne suffisait pas à ce dernier que Jeff Bezos lui dise son soutien entre quatre yeux. Il fallait qu’il exposât ce soutien aux yeux du monde entier afin d’avoir une chance de lutter avec Elon Musk pour les bonnes grâces du républicain.
La décision de Jeff Bezos est d’autant plus étonnante que, jamais, il n’était intervenu dans les choix éditoriaux du Washington Post, y compris lorsque la couverture du journal le concernait, lui et ses entreprises. Marty Baron, la patron éditorial du Post pendant la majeure partie du magistère de Jeff Bezos, en atteste dans ses excellents mémoires. Il a, lui aussi, morigéné Jeff Bezos, qualifiant sa décision d’”une lâcheté dont la démocratie est la victime“.
Il est clair, aujourd’hui, que Jeff Bezos a perdu toute crédibilité comme propriétaire du Washington Post et qu’il mettra un temps infini à la reconstruire – comme l’a écrit Jean-Paul Sartre, “la confiance se gagne en gouttes et se perd en litres“.
Il ne serait donc pas déconcertant que Jeff Bezos vende The Washington Post. Ce serait une meilleure solution pour ses parties prenantes, à condition de trouver un nouveau propriétaire plus courageux.
Les Newsletters du groupe INfluencia : La quotidienne influencia — minted — the good. Recevez une dose d'innovations Pub, Media, Marketing, AdTech... et de GOOD