4 novembre 2024

Temps de lecture : 19 min

Christophe Lachnitt (Croisens) : « nous n’avons pas (encore) vécu l’apocalypse désinformationnelle générée par l’intelligence artificielle que l’on pouvait craindre »

En quoi cette élection présidentielle n'est pas une élection comme les autres ? Où se joue la campagne ? Quelle est la place de l'information et de la désinformation ? Que dit la stratégie de communication de chacun des deux candidats à la Maison Blanche ? Christophe Lachnitt, fondateur-dirigeant de Croisens partage son analyse approfondie de la communication autour de cette campagne et de ce qui se joue dans la Société américaine pendant et à l'issue du vote.

Quels sont les principaux enjeux de cette élection en termes de perception ?

Ce n’est pas une élection comme les autres pour trois raisons. Les deux premières relèvent d’enjeux intérieurs. Évoquons tout d’abord un facteur structurel : cette élection représente un enjeu historique de sauvegarde de la démocratie américaine face à un apprenti dictateur qui, cette fois, a beaucoup mieux préparé son coup, dans les deux sens du terme, et qui exploite à son profit les problèmes et démons de l’Amérique. Par exemple, il n’a pas créé le racisme présent historiquement dans la société américaine, mais il élimine les stigmates associés à son expression et sa concrétisation. Par-dessus le marché, il est animé par un sentiment de revanche qui le rend plus dangereux encore que lors de son premier mandat et le conduit par exemple à vouloir mobiliser l’armée contre ceux – ses opposants, les médias et les émigrés – qu’il appelle “l’ennemi de l’intérieur“, une expression dont il est inutile de rappeler les relents. Il déshumanise ses adversaires d’une manière que même Joseph McCarthy, qui, lui, avait un minimum de surmoi, n’osait pas employer. Et il dispose du soutien d’une Cour suprême dont Richard Nixon aurait rêvé : elle n’a jamais été aussi politisée et, dans le cas d’au moins l’un de ses membres (Clarence Thomas), autant accusée de prévarication avec des preuves accablantes. Vous savez, est sorti il y a quelques jours dans les médias américains le cas d’un individu censément mort qui s’est réveillé lorsqu’on allait prélever ses organes sur son supposé cadavre. La démocratie américaine est dans la même situation, mais on ne sait pas encore si elle va se réveiller. L’américanophile que je suis espère qu’elle va faire le choix du sursaut plutôt que du sursis.

Le deuxième enjeu, toujours intérieur, est conjoncturel. Le retrait très tardif (le 21 juillet dernier) de Joe Biden place Kamala Harris dans une position difficile : alors que la personnalité et le tempérament de Donald Trump sont connus et intégrés mentalement par les électeurs depuis des années, même quand il fait l’éloge d’Adolf Hitler, Kamala Harris est largement une inconnue à leurs yeux. Il est donc beaucoup plus aisé, et efficace, pour Donald Trump de mener une campagne négative à son égard que l’inverse. Je suis convaincu, par exemple, de l’impact qu’a, sur une partie de la population, la publicité de Donald Trump diffusée en boucle à la télévision, notamment pendant les grands événements sportifs, affirmant que Kamala Harris veut que la puissance publique finance les changements de sexe des détenus qui le souhaitent. Ce sujet n’a absolument aucun rapport avec la vie quotidienne des Américains, mais il permet à Trump de dépeindre son opposante comme extrémiste. Et Kamala Harris est d’autant plus perméable à ces opérations que sa participation, catastrophique, aux primaires démocrates de 2019-2020 ne lui permit même pas de concourir lors du premier événement du calendrier (le caucus de l’Iowa). Elle n’eut donc pas l’occasion de se présenter aux Américains. Depuis fin juillet, elle dispose d’une période trop courte pour se faire connaître. En outre, elle doit accomplir cet exercice dans des conditions d’autant plus difficiles qu’elle a changé de position sur plusieurs sujets importants depuis sa campagne des primaires (e.g. immigration, Etat-providence, fracking), ce qui divertit l’attention de son message.

(Photo by ANGELA WEISS / AFP)

De quelle nature est le troisième enjeu ?

Le troisième enjeu de perception, dans cette élection, est international. Le verdict des élections fédérales – la Présidentielle, ainsi que le renouvellement complet de la Chambre des Représentants et le renouvellement d’un tiers du Sénat – va avoir un impact majeur sur la scène géopolitique et, en particulier, dans les grandes zones de rivalité ou de conflit (e.g. Europe de l’Est/Russie, Proche-Orient et Moyen-Orient, Asie de l’Est). Or, dans ces régions comme dans le reste du monde, la situation est beaucoup plus instable qu’en 2017, lorsque Donald Trump accéda au Bureau ovale. Ce sont les grands équilibres entre Amérique, Chine et Europe qui sont en jeu désormais.

Réciproquement, la situation géopolitique a aussi des effets directs sur l’élection. J’en prendrai pour exemple le Michigan, l’un des sept Etats-pivots – outre le Michigan, les “swing states“ sont l’Arizona, la Caroline du Nord, la Géorgie, le Nevada, la Pennsylvanie et le Wisconsin. Le Michigan compte la plus nombreuse population arabe des Etats-Unis : celle-ci pourrait s’écarter de manière significative du Parti démocrate, dont elle était jusqu’à présent généralement un loyal soutien, en raison de la guerre au Proche-Orient.

Les médias américains ne fournissent plus la grille de lecture commune indispensable à tout débat démocratique aux citoyens ; au contraire, ils érigent des grilles entre eux

Dans quels médias se joue cette campagne des présidentielles ?

Cette campagne se joue partout et nulle part à la fois. Partout, car les candidats font feu de tout bois dans tous les médias. Il est ainsi estimé que ce cycle d’élections fédérales (primaires incluses) devrait coûter au moins 15,9 milliards de dollars, un nouveau record en la matière.

Nulle part, car l’espace médiatique américain est toujours plus subdivisé en blocs étanches les uns aux autres dans les médias traditionnels (e.g. presse papier, chaînes télévisées d’information) comme dans l’espace numérique (e.g. sites web d’information et d’opinion, médias sociaux). Dans ce contexte de segmentation de la fenêtre d’Overton (un paradoxe absolu étant donné que cette fenêtre définit la gamme des idées acceptables par l’ensemble du public), chaque événement de campagne prend l’apparence d’un test de Rorschach : chacun y voit ce qu’il veut. Les médias américains ne fournissent plus la grille de lecture commune indispensable à tout débat démocratique aux citoyens ; au contraire, ils érigent des grilles entre eux. Dès lors, la conversation civique est en voie de disparition. Aussi la règle fondamentale des scrutins selon laquelle il faut d’abord mobiliser sa base pour l’emporter atteint-elle un paroxysme sans précédent dans cette élection.

Ce schisme médiatique reflète, et surtout alimente, la polarisation politique du pays. Ainsi les Américains qui se fient aux médias conservateurs sont-ils les plus susceptibles de soutenir des actes de violence politique. Et, plus globalement, une analyse des 3 113 comtés des Etats-Unis a montré que les comtés respectivement républicains et démocrates se radicalisent de plus en plus : depuis 2012, 73% sont devenus plus partisans et seulement 8% ont changé d’obédience. Ce durcissement politique a également pour conséquence que, dans 40 Etats sur 50, le même parti contrôle le poste de gouverneur et le corps législatif, ce qui limite tout travail bipartisan.

(Photo by Bastiaan Slabbers / NurPhoto / NurPhoto via AFP)

Cela étant posé, pour répondre plus précisément à votre question, on sait que plusieurs présidentielles américaines ont été dominées par un type de médias (généralement nouveau) : ainsi de la radio en 1924, de la télévision en 1960 et des réseaux sociaux en 2008. Cette année, on pourrait dire qu’il s’agit de la présidentielle des créateurs de clips vidéo (les “clippers“) et des podcasts (même s’ils ne constituent pas un nouveau média).

Les “clippers“ conçoivent des clips vidéo des moments marquants des événements et émissions de télévision politiques, et les diffusent sur les réseaux sociaux. Ils y définissent la couverture de la campagne plus viralement que les journalistes. Au-delà des amateurs qui se livrent à cette activité, les équipes des deux candidats emploient désormais des “clippers“ qui complètent leurs équipes de réaction rapide (“rapid response teams“).

Concernant les podcasts, les deux candidats au Bureau ovale les privilégient dans leurs campagnes. En effet, ils leur permettent de cibler gratuitement et confortablement (les candidats bénéficient de temps et d’une atmosphère de connivence pour s’exprimer, les auditeurs peuvent les écouter quand et où cela les arrange) des communautés affinitaires d’électeurs bien identifiées, et ce auprès d’audiences désormais considérables : au moins un adulte américain sur quatre a entendu Kamala Harris dans un podcast et un sur cinq Donald Trump. Les podcasts sont évidemment des exercices différents des interviews médiatiques : les invités doivent pouvoir encapsuler leurs positions dans des histoires intéressantes sur la durée, être d’un abord facile et faire preuve de répartie. Les deux incarnations de cette vogue sont la participation de Kamala Harris au podcast “Call Her Daddy“ d’Alex Cooper, la podcasteuse la plus populaire avec 10 millions d’auditeurs en moyenne par épisode, et celle de Donald Trump au podcast de Joe Rogan, son équivalent masculin en termes de popularité.

Cette distinction par sexe n’est pas un hasard : nous allons probablement assister au scrutin le plus genré de l’histoire américaine.

Que reflète le rôle des “clippers“ et des podcasts dans cette élection ?

Il rend compte d’une autre tendance renforcée par cette campagne : la perte d’influence des journalistes et médias d’information. Cette perte d’influence induit qu’il est de plus en plus difficile de montrer des informations brutes et contextualisées aux Américains. C’est la raison pour laquelle, par exemple, Kamala Harris a investi plus de 11 millions de dollars en publicités sur Facebook et Instagram pour promouvoir “The Daily Scroll”, une page de curation de l’actualité réalisée par ses équipes. Cette page, remarquablement, ne sollicite pas de donations à la campagne Harris-Walz ; elle vise seulement à présenter des contenus d’actualité à ses potentiels électeurs. À cet égard, le cas de TikTok, qui renforce de manière inquiétante son ascendant sur le suivi de l’actualité outre-Atlantique, est parlant : un nombre croissant d’Américains s’y informent, mais pas du tout en suivant des journalistes ou des groupes de presse.

Ces deux exemples mettent en lumière un phénomène majeur qui trouve sa plénitude dans le cycle électoral actuel après plusieurs décennies de sédimentation au sein de la Société américaine : l’actualité est devenue un divertissement comme un autre. Or, lorsqu’on confond information et divertissement, il ne faut pas s’étonner de terminer avec les jeux du cirque. À ce sujet, il convient de relire James Madison, l’un des Pères fondateurs de l’Amérique : “Un gouvernement populaire, sans information populaire ni moyens de l’acquérir, n’est que le prologue d’une farce ou d’une tragédie, ou peut-être des deux à la fois“. Aujourd’hui, l’Amérique est plus proche de la tragédie que de la farce.

Nous voyons se développer le recours à l’intelligence artificielle générative, à l’initiative d’organisations américaines ou étrangères, pour manipuler les électeurs

Quel constat dressez-vous en matière de désinformation dans cette élection ?

Vaste sujet ! En premier lieu, nous voyons se développer le recours à l’intelligence artificielle générative, à l’initiative d’organisations américaines ou étrangères, pour manipuler les électeurs. Une recherche vient par exemple de montrer qu’une campagne de désinformation a utilisé de grands modèles de langage pour animer 686 comptes sur X où ils ont publié plus de 130 000 posts. Pour se faire passer pour des comptes humains, ces comptes algorithmiques répondent seulement aux posts d’utilisateurs légitimes et traitent aussi de thématiques non-politiques, en particulier sportives. Mais ils n’ont pas, pour l’instant, suscité un engagement important des internautes américains qu’ils cherchent à influencer.

Ce qui m’amène à ma deuxième observation en matière de désinformation : nous n’avons pas (encore) vécu l’apocalypse désinformationnelle générée par l’intelligence artificielle que l’on pouvait craindre. Outre les faux comptes précités, de fausses images et des deepfakes audio ont certes circulé, mais il n’y a pas eu de manipulation algorithmique susceptible de changer le cours du scrutin, comme on en a par exemple déploré une lors des dernières élections législatives slovaques en date.

Il faut dire que Donald Trump n’a pas forcément besoin de recourir à cette méthode pour deux raisons au moins. Tout d’abord, il ment ouvertement : il proféra en moyenne 21 contre-vérités par jour durant sa Présidence, soit plus de 30 500 en quatre ans, et n’a pas ralenti, tant s’en faut, son rythme depuis lors. Incidemment, il fait du judo avec l’intelligence artificielle générative, en utilisant son existence pour prétendre qu’une vraie photo d’un meeting de Kamala Harris avait été conçue algorithmiquement afin d’attribuer à la candidate un auditoire plus grand qu’il n’était en réalité, ou avancer, en marge du procès intenté par E. Jean Carroll dans lequel il fut reconnu coupable d’agression sexuelle, qu’une vraie photo compromettante de lui avait été générée synthétiquement.

De plus, il est soutenu par un écosystème médiatique de désinformation qui, de X à Fox News en passant par Breitbart News, Newsmax et The Daily Wire (pour ne citer que quelques exemples), est plus ou moins officiellement à son service. Cet écosystème a été moyennement refroidi par le fait que Fox News ait dû payer 787,5 millions de dollars au fabricant de machines de vote électronique Dominion pour l’avoir accusé à tort d’avoir participé au supposé trucage de l’élection présidentielle de 2020. Incidemment, quiconque n’a pas regardé Fox News, qu’il faudrait d’ailleurs rebaptiser Faux News, durant quelques heures ne se rend pas compte du niveau de désinformation et de bile discriminatoire que cette chaîne charrie.

La désinformation propagée par l’extrême-droite américaine peut d’ailleurs avoir des conséquences dramatiques, par exemple lorsqu’interviennent des catastrophes naturelles telles que les récents ouragans Helene et Milton. D’une part, il est difficile pour ceux-là mêmes qui affirment que l’administration Biden contrôle le climat et envoie les ouragans vers les régions qui votent le plus en faveur des républicains de demander ensuite à leurs électeurs de suivre les instructions de sécurité diffusées par ladite administration. D’autre part, des ressources de secours sont ciblées et voient leur travail gravement perturbé : ce fut par exemple le cas récemment en Caroline du Nord où certaines furent les cibles d’attaques antisémites.

On n’assiste pas seulement à la création de fausses informations, mais aussi à celle de faux médias

Quelle est la stratégie de désinformation de Donald Trump ?

L’action de Donald Trump, de ses affidés politiques, de l’écosystème médiatique que je mentionnais et des puissances étrangères (e.g. Chine, Iran, Russie) qui s’immiscent dans l’élection américaine relève de l’objectif énoncé par Steve Bannon, lorsqu’il dirigeait la stratégie de Donald Trump à la Maison-Blanche, de “submerger l’espace médiatique de merde” (sic). Cette stratégie de désinformation, aussi employée par Vladimir Poutine dans son pays et chez ses ennemis, vise à désorienter le peuple afin qu’il soit plus disposé à accepter une dictature. Elle porte ses fruits aux Etats-Unis où la confiance que les citoyens accordent aux médias est à son plus bas historique (31%).

(Photo by CHANDAN KHANNA / AFP)

Dans ce domaine, il faut rendre un hommage, évidemment ironique, à JD Vance, le colistier de Donald Trump, qui a reconnu sur CNN qu’il était prêt à inventer de fausses informations pour faire couvrir ses thèmes de campagne par les médias. Il y réussit malheureusement très bien, comme l’a montré le battage médiatique insensé autour de la supposée fringale d’animaux domestiques des émigrés installés à Springfield (Ohio). Dans un univers où leur survie économique est de plus en plus menacée par les médias gratuits, où l’actualité devient un divertissement comme un autre et où ils abandonnent leur éthique de responsabilité en tant que Quatrième pouvoir, les médias ne peuvent résister au sensationnalisme. On peut les morigéner mais leur offre de contenus dépend aussi largement de la demande de leurs publics. Dans une certaine mesure, les Américains, comme nous d’ailleurs, n’ont que les médias qu’ils méritent.

Enfin, je voudrais souligner un autre phénomène en plein développement outre-Atlantique : on n’assiste pas seulement à la création de fausses informations, mais aussi à celle de faux médias. De fait, le nombre de sites de désinformation conçus pour ressembler à des sites impartiaux a dépassé le nombre de vrais quotidiens locaux. C’est un domaine où, pour le coup, l’intelligence artificielle générative fait des ravages, et ce d’autant plus que, en moyenne, plus de deux journaux locaux ont périclité chaque semaine aux Etats-Unis en 2023.

La quête de neutralité, et donc prétendument de légitimité, des médias et leur besoin vital de mettre en scène des débats entre deux positions les conduit à confondre objectivité et intégrité

Comment les médias d’information américains couvrent-ils Kamala Harris et Donald Trump ?

Malheureusement, ils leur appliquent deux standards radicalement différents. D’une part, ils ont renoncé à corriger les mensonges de Donald Trump, car ce dernier les enchaîne en trop grand nombre comme je le soulignais plus tôt. D’autre part, que ce soit sur ses actes de campagne, sur ses déclarations d’intention pour son éventuel second mandat (dont personne ne peut d’ailleurs assurer qu’il ne serait pas le deuxième si l’on en croit le candidat républicain lui-même) ou sur ses facultés cognitives par exemple, Donald Trump bénéficie d’une impunité médiatique déconcertante. Dans le même temps, les médias décortiquent à l’infini la moindre erreur du camp démocrate, comme on l’a encore observé ces derniers jours à propos de la gaffe de Joe Biden, qui a qualifié les partisans de Donald Trump « d’ordures ». Le problème ne réside pas dans l’examen critique de la campagne démocrate, mais dans l’unilatéralité, pour une bonne part, de celui-ci.

La quête de neutralité, et donc prétendument de légitimité, des médias et leur besoin vital de mettre en scène des débats entre deux positions les conduit à confondre objectivité et intégrité. La première est mécanique, la seconde éthique. Ainsi, aurait-il été pertinent, dans les années 1800, de couvrir les contentions sur l’esclavage en donnant la parole aux deux camps sans prendre parti ? Garry Kasparov résume brillamment cette problématique : ”Dans une dictature, les médias d’Etat disent que le ciel est vert. Dans une démocratie défaillante, la presse relate qu’un candidat dit que le ciel est bleu et que l’autre dit que le ciel est vert, sans mentionner lequel a raison”.

Ces derniers jours, on a même vu les propriétaires du Los Angeles Times (Patrick Soon-Shiong) et du Washington Post (Jeff Bezos) interdire à leurs journaux respectifs de soutenir la candidature de Kamala Harris comme leurs dirigeants avaient prévu de le faire conformément à leur positionnement éditorial. L’impression que les deux entrepreneurs ont cédé, au pire moment, aux intimidations de Donald Trump pour préserver leurs intérêts business, alors même que Jeff Bezos n’a jamais cherché à influencer la couverture de ses entreprises par le Post, est dévastatrice pour la crédibilité de ces deux quotidiens (on est loin de Carl Bernstein et Bob Woodward) et de mauvais augure pour la suite : si les hommes les plus riches au monde ont peur du retour au pouvoir de Donald Trump, que devraient penser les citoyens ordinaires ?

C’est une campagne phagocytaire qui veut capter toute l’attention, parce que c’est indispensable pour créer la confusion entre vérité et mensonge

Quel regard portez-vous sur la stratégie de communication des deux candidats à la Maison-Blanche ?

En matière de communication, une campagne politique telle que celle-ci est une lutte pour définir sa propre candidature et celle de son opposant plus efficacement que celui-ci ne peut le faire. De plus, à la différence des entreprises par exemple, les candidats doivent susciter la perception qu’ils visent chez leur audience avant une date-butoir incontournable, celle du vote. Je vais revenir sur ces deux éléments. Pour Donald Trump, la ligne est limpide. Sur le fond, son message ombrelle est clair et condensé : il crée un contraste entre la restauration nationaliste de l’Amérique et sa (supposée) transformation dénaturée. Cette rhétorique autoritaire, qui a trouvé son acmé dans le meeting du Madison Square Garden il y a une semaine, est mise en œuvre dans un triple cadre. Un, la campagne vise, dans la continuité de l’action politique de Donald Trump depuis juin 2015, à brouiller les notions de vérité et de mensonge afin de favoriser son emprise sur la Société américaine. Il utilise au service de cet objectif sa puissance de transgression qui lui confère un vernis d’authenticité (il dirait censément la vérité, même déplaisante, au contraire des autres dirigeants politiques). Cette équivalence entre transgression et authenticité, qui résulte de la défiance à l’endroit des politiciens établis, est d’ailleurs l’un des grands maux démocratiques actuels sous beaucoup de cieux. Mais personne ne va aussi loin que Donald Trump pour l’exploiter. Et il bénéficie dans ce sens du fonctionnement des médias sociaux où, comme j’ai pris l’habitude de le dire, il suffit d’enrager les internautes pour les engager. En politique, aujourd’hui plus que jamais, l’outrance est plus opportune que la retenue, les émotions plus porteuses que l’émotion. Deux, la campagne de Donald Trump cible autant les médias que Kamala Harris, car ceux-là sont aussi, voire plus, dangereux pour son ambition de domination que celle-ci. Et trois, c’est une campagne phagocytaire qui veut capter toute l’attention, parce que c’est indispensable pour créer la confusion entre vérité et mensonge (il faut étouffer au maximum l’expression de la raison) : pour que Donald Trump triomphe, il doit y avoir un minimum de signal et un maximum de bruit.

En définitive, l’ignoble fable sur les émigrés de Springfield volant et mangeant les animaux domestiques des résidents américains représente un concentré de l’essence de cette stratégie de communication. Elle illustre aussi l’absence totale d’éthique des deux colistiers, qui est une autre condition de l’application de leur plan. Last but not least, il faut souligner que la mise en œuvre de celui-ci est inconséquente, parce que Donald Trump est gouverné par ses émotions. Ainsi donc, si le fil rouge est cohérent, est-il très décousu. La campagne subit ses foucades qui donnent l’impression d’être encore moins filtrées depuis la première tentative d’assassinat dont il a fait l’objet.

Et concernant Kamala Harris ?

Kamala Harris est dans une situation très différente, qui dépend en partie du legs frelaté que lui a laissé Joe Biden, en se retirant seulement 107 jours avant l’élection, et de ses caractéristiques propres. Sur le fond, elle a oscillé entre plusieurs messages ombrelles, desquels la défense de la liberté a semblé émerger lors de la convention démocrate de Chicago. Plusieurs candidats avant elle, y compris Barack Obama en 2007-2008, ont mis du temps à trouver leurs marques. Le problème est que Kamala Harris n’a pas disposé du délai nécessaire pour ce faire. Elle pâtit donc d’un handicap insurmontable à cet égard, aggravé par le fait que, comme la grande majorité des élus démocrates de Californie, elle n’est pas habituée à mener une campagne contre des républicains.

(Photo by ROBERTO SCHMIDT / AFP)

Elle a rompu avec les positionnements de ses deux prédécesseurs démocrates, en s’éloignant à la fois de la campagne sombre de Joe Biden, et, paradoxalement à première vue mais pertinemment en réalité, de la campagne identitaire de Hillary Clinton, qui avait trop insisté en 2015-2016 sur le plafond de verre féminin et sur les minorités ethniques, s’aliénant des parties de la population américaine, y compris parmi ces dernières. Kamala Harris conduit une campagne rassembleuse et joyeuse qui correspond à son histoire personnelle et à son charisme, mais qui ne répond peut-être pas, de même que l’empilement de stars à ses côtés, aux enjeux de niveau de vie des Américains (Donald Trump bénéficie à cet égard d’un avantage induit par l’état, perçu, de l’économie durant son mandat). En outre, Kamala Harris ne s’est pas suffisamment et pas assez rapidement distancée de Joe Biden sur son bilan à lui et son programme à elle, probablement en raison du peu de temps que ce dernier lui a laissé pour enfiler les habits de candidate. Elle a donc offert aux républicains le cadeau d’un continuum entre le mandat de Joe Biden et sa candidature, que sa position de Vice-Présidente matérialise de manière évidente. Or le passage de la Vice-Présidence à la Présidence est délicat : seulement six Vice-Présidents sur 21 qui l’ont tenté dans les urnes l’ont réussi.

Par ailleurs, au contraire de Donald Trump, Kamala Harris est plus à l’aise dans les figures imposées (e.g. discours, événements de campagne scénarisés) que dans les figures libres (e.g. interviews, événements improvisés). L’exception concerne les débats, peut-être en raison de sa carrière de procureure : elle avait embarrassé Joe Biden en 2019 et a écrasé Donald Trump il y a quelques semaines. Toujours est-il que le seul sujet où elle semble vraiment passionnée et à l’aise en toutes circonstances est l’avortement. Sur beaucoup d’autres thèmes de campagne, elle a davantage de mal à s’extraire de ses éléments de langage, ce qui contribue à accréditer son supposé manque d’authenticité. C’est peut-être ce qui a motivé son évitement, durant la première partie de sa campagne, des entretiens avec les médias, ce qui a été largement perçu comme un refus d’obstacle – les médias ont fait à ce sujet montre de leur double standard, ne critiquant pas aussi vertement Donald Trump pour son refus de s’aventurer hors de sa zone de confort cathodique.

En définitive, ce sont donc ses problèmes de messages qui pourraient empêcher Kamala Harris de faire jouer son énorme avantage financier par rapport à son adversaire : Joe Biden et elle ont collecté 2,6 plus de fonds que lui.

Sur le plan de la communication, les prochains jours et mois pourraient être marqués par une guerre de l’information comme on en aurait rarement, voire jamais, vu dans l’Histoire, surtout dans un même pays.

Comment voyez-vous le scrutin et ses suites ?

Le scrutin présidentiel pourrait être décidé par 100 000 voix au plus dans trois ou quatre Etats-pivots. En 2020, Joe Biden l’avait emporté avec une marge combinée de 42 918 voix en Arizona, en Géorgie et au Wisconsin, alors que Donald Trump avait, lui, engrangé plus de 11 millions de voix de plus qu’en 2016. C’est vous dire l’imprudence des pronostics dans ce contexte.

L’une des grandes inconnues des sondages et du scrutin a trait à l’attitude des femmes républicaines : vont-elles s’écarter de leur affiliation traditionnelle et de la pression sociale qui les environne ? J’ai évoqué tout à l’heure le fait que cette campagne était extrêmement genrée, ce qui est d’ailleurs plus vrai, en termes d’émission, du côté de Donald Trump que celui de Kamala Harris, laquelle, comme je l’ai dit, s’est éloignée du message de Hillary Clinton à cet égard. De son côté, Donald Trump donne l’impression, outre sa position sur l’avortement, de toujours plus s’adresser à un public exclusivement masculin avec une campagne caricaturalement viriliste. Cela suffira-t-il à faire basculer vers l’abstention, voire vers Kamala Harris, quelques centaines, voire milliers, de femmes républicaines dans les Etats décisifs ? Cela pourrait être l’une des clés du scrutin, dont les sondages pourraient ne pas avoir rendu compte en raison d’une conformité d’affichage de la part des intéressés dans ce contexte.

Ensuite, la soirée électorale risque de durer plusieurs semaines. À moins d’un raz-de-marée en faveur de l’un des candidats, qui semble tout sauf probable à partir des données accessibles à ce jour, nous allons assister à une guerre d’usure entre les deux camps, en raison du système électoral américain, des opérations politiques, juridiques et possiblement miliciennes que Donald Trump a préparées en cas de défaite, et de l’éventuelle resucée d’un scénario à la Gore-Bush (recours juridique après la perte de la Floride pour 537 voix) qui ne serait pas à exclure, malgré la composition actuelle de la Cour suprême, si Kamala Harris subissait une courte défaite.

Quatrièmement, la période qui va s’ouvrir pourrait être dangereuse non seulement aux Etats-Unis en raison des risques de violence qu’elle pourrait induire – une insurrection du 6 janvier puissance dix ou cent –, mais aussi dans les grandes zones de rivalité ou de conflit que j’évoquais tout à l’heure car l’Amérique pourrait être fortement déstabilisée. Le pays a vécu une sorte de ”guéguerre civile” début 2021 ; il ne faudrait pas qu’il passe au stade supérieur de la lutte intestine.

Sur le plan de la communication, les prochains jours et mois pourraient être marqués par une guerre de l’information comme on en aurait rarement, voire jamais, vu dans l’Histoire, surtout dans un même pays. C’est ici que l’intelligence artificielle générative pourrait jouer un rôle beaucoup plus malfaisant qu’elle ne l’a fait jusqu’à présent. Rien ne serait plus facile, par exemple, que de générer ou retoucher des photos de bureaux de vote pour manipuler le scrutin (e.g. faire croire à la fermeture de bureaux dans des comtés décisifs, en raison d’accidents) ou représenter de fausses fraudes lors du décompte des voix après le vote. L’intelligence artificielle générative pourrait donc permettre d’industrialiser les manœuvres bricolées mises en œuvre par l’équipe Trump – on se souvient de la ridicule conférence de presse de Rudy Giuliani devant le supposé Four Seasons de Philadelphie – en 2020-2021.

Plus globalement, si je prends du recul, ce qui me frappe, et qui est aussi un enjeu de perception, est la différence entre les paroles et les actes des deux côtés de l’échiquier politique. Si les républicains étaient vraiment convaincus que l’élection présidentielle de 2020 leur avait été volée, la violence aurait dû être beaucoup plus grande, surtout si l’on considère la culture du pays dans ce domaine et l’accès aux armes de ses habitants. Or, si la violence psychologique (notamment les menaces et harcèlements à l’encontre des opposants à Donald Trump au sein de son parti et de fonctionnaires locaux) a malheureusement été importante, la violence physique a été heureusement limitée, à l’exception notable de l’agression au marteau sur l’époux de Nancy Pelosi, par rapport à ce qu’elle aurait pu être après le 6 janvier. De même, je n’ai pas l’impression que les démocrates se comportent vraiment comme si leur pays était aux portes du fascisme, alors qu’il n’en est pas loin. Cela ne constitue d’ailleurs pas un gage de réassurance, car ce fut souvent le cas des dirigeants et électeurs confrontés à une situation comparable dans le passé, comme l’historien américain Timothy Snyder l’a montré.

Mais cette double retenue, qui n’est d’ailleurs pas symétrique, signale peut-être qu’il existe un chemin de crête pour que l’Amérique ne cède pas à ses démons.

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