9 octobre 2024

Temps de lecture : 9 min

Christophe Jakubyszyn (Les Echos) : « Nous sommes passés d’un média web first à un média économique 24h/24 centré sur le lecteur »

Fin septembre 2024, la rédaction des Echos a été réorganisée sous la houlette de Christophe Jakubyszyn. Le nouveau directeur des rédactions du quotidien économique et de ses suppléments, Les Echos Week-End et Série Limitée, détaille les ambitions du plan de transformation à 2030 dans lequel s’inscrit désormais ce média économique fondé en 1908.
Christophe Jakubyszyn

(c) Elisabeth Beyeklian Les Echos

INfluencia : Lors de votre élection à la direction des rédactions des Echos, en avril 2024, vous disiez vouloir amplifier le plan de transformation numérique du journal. Comment se sont construites les premières évolutions dans le cadre du plan à 2030 ?

Christophe Jakubyszyn : La nouvelle organisation de la rédaction autour de quatre pôle transversaux – des « newsrooms » qui sont les lieux où se fabriquent l’information – a été une première manière de se préparer pour le plan stratégique. C’est aussi une manière de s’assurer que, quels que soient les nouveaux médias qui pourraient émerger dans cinq ou dix ans, et vers quels supports nos lecteurs se dirigeront – selon Meta, le smartphone s’effacera peut-être au profit des lunettes connectées – nous pourrons être présents là où cela se passera. La réorganisation a été finalisée en quatre mois et, mi-septembre, nous sommes passés d’un média déjà web first mais encore print minded, avec l’objectif de fabriquer un quotidien en fin de journée, à un média économique 24h/24 avec de nombreuses déclinaisons, qui place le lecteur au centre. Au fur et à mesure des groupes de travail, il est apparu qu’il y avait dans la rédaction l’essentiel des talents pour accompagner cette transformation. Un grand mercato interne a été organisé et environ 20 % des 200 journalistes en CDI ont changé de poste.

IN : Quelles ont été les conséquences sur la production des contenus et leur distribution ?

C.J. : Aujourd’hui, nous n’avons plus un seul mais plusieurs bouclages par jour.Un journaliste ne sait plus si son papier sera publié ou pas dans le print mais il a l’assurance que son article sera extrêmement bien mis en valeur par la plateforme – une des quatre newsrooms – sur la page d’accueil du site, sur l’application, les réseaux sociaux, les newsletters ou les alertes des Echos. Il pourra être republié quelques heures plus tard, enrichi le lendemain… Le travail de notre rédaction unique trouve donc une déclinaison immédiate sur tous les supports existants puis une déclinaison premium dans le journal bouclé à 19 heures. Cette version « linéarisée » reste une publication importante, d’autant que la moitié de nos 102 000 abonnés (en hausse de 3 à 5 % par an, selon le groupe, ndlr) veulent encore que la rédaction organise et présente toute l’information, sous la forme d’un journal papier ou en pdf.

Un grand mercato interne a été organisé et environ 20 % des 200 journalistes en CDI ont changé de poste. Aujourd’hui, nous n’avons plus un seul mais plusieurs bouclages

IN : La hiérarchie de l’information, propre au travail journalistique, se voit davantage sur le print que sur le numérique…

C.J. : Elle est plus naturelle dans le journal papier mais elle est aussi devenue extrêmement importante et, surtout, maîtrisée sur le numérique. Les papiers de Une sont choisis dans une conférence de rédaction animée par Etienne Lefebvre, qui dirige la plateforme. C’est cette « tour de contrôle » qui décide désormais de la hiérarchie de l’information sur les différents médias, de la programmation, de la scénarisation de l’information puisque nous la feuilletonnons pour les sujets les plus importants. La newsroom « Audience et engagement », qui est peut-être la plus grande originalité de la nouvelle organisation, est notre canal de dialogue avec les lecteurs et les abonnés. Grâce à une consommation loguée, nous connaissons très bien nos lecteurs et leurs usages. Un papier peut ne pas fonctionner car il a été « mal vendu » (mauvais titre, illustration, mot clé ou référencement) et non pas parce qu’il n’est pas assez intéressant, son taux de lecture peut nous sembler trop faible… Nous cherchons alors tous les moyens de rendre attractif le travail de la rédaction dans un vrai dialogue entre cette newsroom et la plateforme. Il faut qu’à tout moment de la journée, nos lecteurs et abonnés en aient pour leur argent et aient l’envie de revenir voir ce que nous leur proposons. Mettre des moyens sur la satisfaction et la fidélisation abonné plus que sur le clic est aussi un objectif très pragmatique : il est toujours plus facile et moins coûteux de fidéliser un abonné que d’en recruter de nouveaux. Ce qui n’empêchera pas de lancer des campagnes de recrutement.

Il faut qu’à tout moment de la journée, nos lecteurs et abonnés en aient pour leur argent et aient l’envie de revenir voir ce que nous leur proposons

IN : Que devient alors le rôle de la newsroom print ?

C.J. : Elle regroupe une équipe chargée de faire une « capture d’écran » haut de gamme de la production à un moment de la journée. Dans notre offre, le papier devient un produit premium, qui sera sans doute moins lu qu’en ligne mais qui doit procurer une expérience maximale pour des abonnés qui sont prêts à le payer assez cher. Si je devais faire un clin d’œil à notre actionnaire LVMH, je pourrais dire que le print est un peu l’Avenue Montaigne ou le flagship des Echos. Ce produit qui porte l’image et l’identité du journal correspond aussi à un temps de lecture particulier. Nous réfléchissons à enrichir l’offre de fin de semaine en 2025 avec un troisième cahier proposé chaque semaine, en plus du supplément Les Echos Week-End. Il pourrait aborder, toujours sous l’angle économique et business, des sujets qui relèvent davantage de la sphère privée autour de la culture, l’argent, la décoration, pourquoi pas le jardinage… Cette offre de fin de semaine sera aussi mise en avant sur le digital.

Si je devais faire un clin d’œil à notre actionnaire LVMH, je pourrais dire que le journal papier est un peu l’Avenue Montaigne ou le flagship des Echos

IN : Le plan à 2030 prévoit d’élargir le public, notamment auprès des femmes et des jeunes, déjà visés avec Les Echos Start. Comment comptez-vous attirer ce public et quelle tranche d’âge est ciblée ?

C.J. : Nous nous adressons à des jeunes entre 25 et 35 ans, qui ont déjà une première expérience professionnelle, des premiers salaires et des premiers choix d’épargne à effectuer. Il s’agit de les intéresser à l’économie en leur montrant que ces phénomènes permettent de comprendre le monde, la géopolitique et l’entreprise dans laquelle ils évoluent. La marque Les Echos Start disparaît en tant que telle mais ses contenus sur les sujets de vie au travail, d’argent, d’équilibre vie privée / vie professionnelle… seront répartis dans les différentes rubriques du journal, notamment « Travailler mieux » et « Mon budget ». Nous irons aussi sur les médias qu’ils consultent, avec notamment une « face B » de l’application, une In-App baptisée le « 18-20 » qui sera lancée en janvier. Sur cette tranche horaire qui correspond au deuxième moment de consommation forte de nos contenus sur le digital, le 18-20 proposera aux jeunes décideurs une manière plus accessible de lire les contenus des Echos. 10 à 15 articles sur l’actualité et les secteurs d’activité personnalisables seront réédités chaque jour pour les rendre plus accessibles. Il y aura aussi des surprises avec des enquêtes, des portraits, des coulisses… Entre 18h et 20h, l’application s’ouvrira directement sur le 18-20 et, le reste du temps, un onglet donnera accès à la sélection personnalisée.

Une In-App baptisée le « 18-20 » sera lancée en janvier avec, chaque jour sur ce moment de consommation, une dizaine d’articles réédités pour les rendre plus accessibles aux jeunes

IN : Comment augmenter la part des femmes dans vos lecteurs et abonnés sur un sujet, l’économie, qui reste assez genré sur les niveaux de salaire, les stratégies de patrimoine, les levées de fonds en entreprise… ?

C.J. : Les femmes, qui représentent 30 % des abonnés et des lecteurs, sont un autre territoire de conquête pour le journal car elles s’intéressent autant à l’économie que les hommes, ont de plus en plus de fonctions à responsabilité dans les entreprises, lancent et dirigent des entreprises qui sont d’ailleurs souvent plus profitables que celles dirigées par des hommes… Non seulement nous faisons attention aux sujets qui intéressent les femmes mais nous sommes très militants sur le sujet avec des journalistes qui font de la discrimination positive sur leur mise en avant dans l’économie, dans le journal comme sur nos événements, notamment autour des créatrices de start-up que nous célébrerons avec un événement « Les 100 fondatrices » le 14 octobre. Le 18-20 comprendra aussi des articles qui peuvent intéresser de nouvelles lectrices.

Les femmes sont un territoire de conquête d’abonnés. Nous sommes très attentifs aux sujets qui les intéressent et nos journalistes font de la discrimination positive sur leur mise en avant dans l’économie

IN : quel est le rôle de la vidéo dans le plan à 2030 ?

C.J. : Aucun média issu du print au monde n’a encore trouvé la bonne stratégie et le bon business model vidéo. Nous allons donc construire notre stratégie dans les prochaines semaines avec Pierre Schneidermann (ex-Konbini) qui vient de nous rejoindre. Il faut trouver ce qu’une marque économique comme Les Echos doit dire en vidéo, notamment à l’attention des jeunes, mais nous n’irons pas sur toutes les plateformes car notre modèle économique repose avant tout sur l’abonnement. Il ne servirait à rien d’aller sur TikTok pour faire du clic… A terme, un média comme le nôtre a sans doute vocation à se diversifier à travers des vidéos longues à forte valeur ajoutée et pourquoi pas du documentaire. Nous allons donc y aller tout doucement et investir d’abord les réseaux qui nous sont les plus familiers comme LinkedIn, Instagram ou WhatsApp. Nous allons mettre des moyens sur la vidéo, regrouper sous l’autorité de Pierre Scheidermann tous les journalistes qui faisaient de la vidéo chez Les Echos Start ou au Web.

A terme, un média comme le nôtre a vocation à se diversifier à travers des vidéos longues à forte valeur ajoutée et pourquoi pas du documentaire

IN : Toutes les rédactions réfléchissent à leur usage de l’IA. Où en êtes-vous sur ce sujet ?

C.J. :  Notre journaliste Benoit Georges a observé aux Etats-Unis ce que faisaient les Américains en matière d’IA. Au sein de la newsroom Audiences et engagement, il est chargé d’expérimenter des modules de l’IA au service de la rédaction, par exemple pour les résumés proposés dans l’application, sur la partie en anglais, pour la recherche documentaire… Nous serons aussi aidés sur ce sujet par Grégory Marion (ex-Brut.), Chief Data & Information Officer au sein du Groupe Les Echos Le Parisien, qui réfléchit à l’IA pour l’ensemble de ses médias.

IN : Dans le paysage de la presse économique, CMA CGM met des moyens sur La Tribune et a acquis cet été BFM Business, d’où vous venez. Prisma Media a relancé Capital Dans quelle mesure la concurrence a-t-elle guidé vos réflexions ?

C.J. : Il y a certes une ambition en face mais la route est longue. La Tribune existe moins qu’avant en tant que média économique mais est devenue très forte sur les événements. Dans le rapprochement entre La Tribune et BFM Business, qui dispose de beaucoup plus de moyens, je suis curieux de voir quelle marque prendra l’ascendant sur l’autre… Comme Les Echos, qui prônent depuis toujours la liberté d’entreprendre et la libre concurrence, je suis très attaché à ces valeurs. Cette concurrence est très positive, d’autant qu’il n’est jamais bon d’être dominant sur un marché. Plus on sera challengés, meilleurs on sera.

Comme en politique, j’avais 100 jours pour mettre en œuvre le programme que j’avais annoncé à la rédaction

IN : Avant de devenir directeur des rédactions, vous dû obtenir l’agrément de la rédaction. Cette procédure est très débattue au sein de la profession et n’a d’ailleurs pas fait consensus lors des Etats généraux de l’information. Cela vous a-t-il aidé pour prendre vos fonctions dans une rédaction qui sortait de plus d’une année compliquée après l’éviction de Nicolas Barré ?

C.J. : Je ne veux pas donner de conseil mais j’ai trouvé que c’était utile pour moi. Ce process a permis de sortir d’une crise de gouvernance et m’a donné l’opportunité d’appliquer très vite mon projet. Si je n’avais pas été élu, je n’aurais jamais pu transformer la rédaction en quatre mois. J’avais dit ce que j’allais faire : la transformation, la nouvelle application et le nouveau chemin de fer que nous sommes en train de préparer. Tout cela a été mené avec des groupes de travail mais la rédaction avait déjà adhéré au projet à 90 %. Ils n’avaient qu’une hâte, c’est que l’on fasse ce qui avait été promis. Comme en politique, j’avais 100 jours pour mettre en œuvre le programme. Une fois que l’actionnaire m’avait choisi à l’issue d’un processus de sélection, j’ai quand même dû démissionner de BFM Business. Si j’avais été récusé par la rédaction, j’aurais été au chômage. Ce process est donc intéressant mais, si on le généralisait, cela empêcherait plein de gens d’être candidat et favoriserait sans doute les candidatures internes.

IN : La « liste noire » dans laquelle Bernard Arnault, PDG de LVMH, demandait aux cadres du groupe de refusent toute interview avec plusieurs médias, a récemment fait polémique et suscité la réaction de plusieurs SDJ…

C.J. : Je n’avais pas connaissance de cette liste noire avant qu’on n’en parle dans les médias. Si elle a existé, je n’en étais pas destinataire.

C’est aussi un grand plaisir intellectuel que de revenir à un quotidien de presse écrite

IN : Vous avez débuté en presse écrite au Monde avant de passer dans l’audiovisuel avec différentes fonctions à TF1, chaîne très statutaire, et LCI, puis chez BFM Business, la petite chaîne d’un groupe qui grandissait. En quoi ce parcours vous aide aujourd’hui dans vos fonctions aux Echos ?

C.J. : Je mets en application tout ce que j’ai appris dans ma vie. J’ai adoré les 13 ans passés au Monde et je retrouve aux Echos la richesse des personnalités et des talents très spécialisés, moins généralistes qu’à la télé. C’est aussi un grand plaisir intellectuel que de revenir à un quotidien de presse écrite. Aujourd’hui, les compétences des médias se recoupent et tous les médias doivent mettre en place des stratégies digitales. A BFM Business, j’ai appris énormément sur la consommation digitale et sur le business des médias. Avec mon parcours, je connais bien la presse écrite, la radio, la télé et le digital, l’économie et la politique. En cinq ans de matinale économique, j’ai rencontré 7500 patrons, ce qui me donne aussi une légitimité vis-à-vis des journalistes des Echos. Après avoir assouvi toutes mes envies de télé, de notoriété, d’éditos…, j’ai maintenant envie de me mettre au service d’une rédaction de 200 personnes, de l’accompagner dans sa transformation. Et aussi de pouvoir nommer des chefs de service de 40 ans qui sont la relève du journal.

En savoir plus

Les Echos en chiffres :

  • 53 % de ses revenus proviennent du numérique (vs 25% en 2018)
  • 62 % de son audience globale est exclusivement numérique
  • 80 % de ses 102 000 abonnés sont purs numériques
  • 14 années consécutives d’augmentation de la diffusion, portée par le numérique

La rédaction des Echos est constituée de 4 pôles transversaux :

  • Le pôle « Plateforme », dirigé par Etienne Lefebvre, qui commande, sélectionne, hiérarchise et scénarise l’information produite
  • Le pôle « Audience et engagement » est dirigé par Célia Pénavaire. Il suggère les contenus produits par la rédaction à l’ensemble des points de contacts de la marque
  • Le pôle « Journal » dirigé par David Barroux, responsable de la fabrication du journal
  • Le pôle « Visuel » est dirigé par Fabien Laborde et regroupe la vidéo, l’infographie et l’iconographie.

Une campagne de marque réalisée par Havas Paris, diffusée depuis le 8 octobre 2024 en presse, affichage, display, radio et digital. Elle réaffirme le positionnement des Echos à travers sa raison d’être : « Les Echos, prenez un temps d’avance ».

Sont également annoncés :

  • Un nouveau chemin de fer pour le journal papier
  • Une première verticale sectorielle dédiée à la gestion d’actifs au premier trimestre 2025
  • Un enrichissement de l’offre week-end en 2025 sur tous les supports de la marque avec un troisième cahier régulier dans l’édition du vendredi

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