Doit-on vraiment partir à l’autre bout du monde pour se trouver soi-même ?
Pour lutter contre le surtourisme, les restrictions et les quotas ne feront pas tout. Il faut avant tout changer les mentalités de tous les acteurs du secteur, à savoir les offices de tourisme, les agences de voyage... mais également les créateurs de contenu qui façonnent notre imaginaire autour du voyage et de l'aventure. Un travail de sape essentiel pour réussir à responsabiliser tous les citoyens qui souhaiteraient tailler la route...
le youtubeur Inoxtag
sur Le Mont Cervin 4478m en 2023
Pourquoi voyage-t-on ? Doit on faire sienne la citation de Nicolas Bouvier qui affirmait dans son ouvrage L’Usage du monde (1963) qu’« un voyage se passe de motifs», ou plutôt adopter la posture des penseurs du XVIIIe siècle qui se démenaient justement pour lui en trouver un ? Une distinction qui n’a finalement pas beaucoup d’intérêt, tant les raisons — certaines plus conscientes que d’autres — qui nous poussent à prendre la route diffèrent d’un voyage à l’autre. Mais quand le voyageur en question est une personnalité publique qui met en scène son aventure dans un documentaire de 2h30 pour satisfaire, et même inspirer, sa — jeune — communauté, connaître la vraie nature de sa démarche devient un exercice bien plus légitime à mener…
Le carton que tout le monde prédisait. Présenté le 13 septembre dernier au cinéma, et publié dès le lendemain sur Youtube, le documentaire « KAIZEN : un an pour gravir l’Everest » du Youtubeur Inoxtag a immédiatement cassé l’internet français. Après plus d’un an et demi d’attente entre l’annoncedu projet — dont même les profanes saisiront le sujet — et son aboutissement, le documentaire cumule déjà 35 millions de vues et ne devrait pas s’arrêter en si bon chemin. Sans oublier que le documentaire a également trouvé son public en télévision puisqu’il a rassemblé 329.000 téléspectateurs sur TF1 mardi dernier, selon les données publiées par Médiamétrie, lors de sa diffusion après l’épisode hebdomadaire de Koh-Lanta.
Silence, ça influence
« Kaizen », soit la contraction des mots japonais, « kai » et « zen », qui signifient « changement » et « meilleur », déroule l’histoire d’un voyage initiatique, un poil égotique, mais rien de surprenant pour Youtube, dans laquelle le créateur de contenu de 22 ans raconte sa découverte de l’alpinisme, sa préparation technique, physique et mentale pour relever le défi du plus haut sommet du monde et son impact global sur sa vie.
Malgré l’engouement populaire et l’œil — globalement — bienveillant des critiques, « Kaizen » a également suscité plusieurs polémiques quant à la dissonance entre le discours et les actions du Youtubeur, notamment sur la préservation des écosystèmes naturels fragilisés par le surtourisme et le rapport aux écrans. HERE, la verticale tourisme du groupe Havas, en collaboration avec l’institut CSA a interrogé les Français âgés de 16 à 40 ans afin de faire le point sur les messages retenus, notamment en lien avec leur imaginaire du voyage.
Inox sans intox
Le premier enseignement de cette étude est sa forte pénétration au sein de la cible étudiée, puisque 38% de 16-40 ans déclarent avoir vu Kaizen tandis que 43% en ont entendu parler sans le voir. Sans surprise, les 16-24 ans l’ont davantage visionné, avec un taux de pénétration à 59%. Les principaux messages portés par le documentaire ont été dans l’ensemble très bien retenus par les spectateurs.
Parmi les plus fortement mémorisés, on retrouve le besoin de déconnecter des écrans, la notion de dépassement de soi, et de reconnexion à la nature. La déconnexion des écrans a été un message clé, 62 % des spectateurs ayant pleinement adhéré à ce discours (94% en tenant compte de ceux ayant répondu « oui plutôt »). 62% des spectateurs sont également tout à fait d’accord (93% si on ajoute les « oui plutôt »), avec l’injonction au dépassement de soi portée par le documentaire. Il a aussi mis en avant la reconnexion à la nature, un message retenu par 61% des spectateurs, (93% en ajoutant les « oui plutôt »). Ces deux derniers messages ont particulièrement résonné auprès des jeunes spectateurs, âgés de moins de 25 ans, qui ont témoigné une plus grande sensibilité à ces thèmes.
Le documentaire a également sensibilisé son audience au problème de la sur-fréquentation touristique. 67% des spectateurs déclarent qu’ils regarderont à l’avenir si leur prochaine destination visitée est concernée par une fréquentation touristique excessive. 88% des répondants déclarent être prêts à ajuster leur séjour en conséquence, soit en changeant de destination, soit en décalant leur visite à des dates moins fréquentées. 8% ne peuvent pas agir par manque de flexibilité.
Philippine van Tichelen, Directrice générale de HERE, résume bien la situation « Kaizen fait la démonstration des conséquences néfastes du sur-tourisme (mise en danger d’autrui, pollution…) mais aussi du caractère irrationnel de nos préférences : à défi sportif quasi égal, on préférera les embouteillages dangereux du mythique Everest à la tranquillité et beauté de l’Ama Dablam. La société, sous l’influence des réseaux sociaux, nous pousse à hiérarchiser les expériences en fonction de l’image qu’elles renvoient de nous. C’est ce que vient questionner Inoxtag ».
L’aventure… mais proche de chez-soi
Cette étude nous enseigne que les 16-40 ans ne lient pas obligatoirement l’aventure et la déconnexion avec l’éloignement géographique : la plupart des spectateurs (83%) déclare pouvoir vivre des expériences transformatrices ou des aventures de la même intensité aussi bien en France que dans un pays plus lointain. 85% des spectateurs ont affirmé qu’ils pouvaient vivre des expériences transformatrices proches de chez eux. De plus, 87% des spectateurs ont indiqué qu’ils pouvaient se déconnecter du quotidien sans avoir besoin de partir loin, en privilégiant des destinations accessibles sans avion.
« À l’heure où le tourisme est attaqué pour son empreinte environnementale, il est indispensable de façonner de nouveaux imaginaires autour du voyage, et de casser l’association souvent faite entre éloignement géographique et dépaysement. Le documentaire Kaizen y contribue, en montrant l’épanouissement apporté par son entrainement en France. Une partie de son impact tient justement au fait qu’Inoxtag n’est pas un influenceur spécialisé dans le voyage, et donc que sa communauté, en étant peu souvent exposé à ce type de contenu, y est d’autant plus réceptive», souligne Philippine van Tichelen.
Retrouver du sens
Comme le rappelait Etienne Faugier, maître de conférences en histoire à l’Université Lumière Lyon 2, dans un article publié cet été sur The Conversation : « Avec le développement du voyage, depuis la fin du XVIe siècle, des récits de voyage comme ceux de Chateaubriand, des guides touristiques, des romans structurent les imaginaires de ceux qui pratiquent le (…) tourisme. Au XXe siècle, cet imaginaire passe par d’autres publications : guide du Routard, roman de Nicolas Bouvier érigé en globe-trotteur. L’image joue un rôle majeur avec l’essor des cartes postales, dès le milieu du XIXe siècle, qui incitent à voyager ». Évidemment, ce rôle croissant de l’image, puis de l’image animée va de paire avec « la démocratisation de la télévision, du cinéma et des transports qui modifie les imaginaires du voyage. Les voyageurs vont plus vite, plus loin, plus aisément. L’espace-temps se contracte. On ne voyage plus pour se déplacer, mais pour la destination».
Une fois que l’on a posé ce contexte, on réalise que cette conception, quasi romanesque du voyage, est presque devenue anachronique par l’essor du discours écologique depuis les années 1970, alimenté par l’urgence de préserver notre environnement. Et c’est là que les influenceurs et les acteurs du tourisme consciencieux ont un rôle bénéfique à jouer au moment de redéfinir nos imaginaires du voyage. Parfois accusés de mettre en avant le surtourisme, les influenceurs se doivent désormais d’attirer l’attention sur des destinations moins prisées par le grand public… mais plus globalement sur de nouvelles manières de concevoir le voyage qui ne sont pas déconnectées des enjeux climatiques contemporains.
Certains d’entre eux ont déjà adapté leur contenu pour promouvoir le slow-tourisme — le fait de privilégier les transports collectifs et les mobilités douces — et son prolongement, l’écotourisme — soit « une forme de voyage responsable dans les espaces naturels qui contribue à la protection de l’environnement et au bien-être des populations locales », telle que l’a défini la Société internationale d’écotourisme —. Dans les deux, sont mis en avant la liberté de mouvement, le dépassement de soi, le faible bilan carbone, le contact avec le territoire… Voici quelques exemples d’influenceurs français spécialisés sur la verticale « voyage » qui ont compris depuis longtemps comment adapter leur contenu aux enjeux de leur époque. Qu’on se le dise, nous auront besoin d’eux… ainsi que des suivants, afin de bousculer les mentalités. Comme le rappelle Etienne Faugier dans son article, et cela nous servira de conclusion : « Il faut une révolution des imaginaires des voyages immédiate, puissante et attractive, car les mentalités changent très lentement ».
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