Pourquoi la vision du management de l’ancien PDG de Google est rétrograde
"Si les startups fonctionnent c'est parce que leurs salariés travaillent comme des dingues", et de surcroit ne font pas de télétravail. Les propos d'Eric Schmidt pour illustrer sa perception des problèmes actuels de Google n'ont pas manqué de susciter un tollé. Pour cause, l'ancien CEO exprime une certaine vision du management qui présente quelques incongruités. Explications.
Quelle est la valeur ajoutée des collaborateurs d’une entreprise ?
Cet été, Eric Schmidt, ancien CEO de Google entre 2001 et 2011 qui prodigua longtemps une “supervision adulte” aux deux jeunes cofondateurs Sergey Brin et Larry Page, exprimait, dans une intervention devant des étudiants de l’Université de Stanford, sa vision des problèmes actuels du Groupe et, en particulier, de son retard – perçu ou réel – sur OpenAI en matière d’intelligence artificielle :
“Google a décidé que l’équilibre entre vies professionnelle et personnelle, la capacité de pouvoir rentrer tôt chez soi après le travail et la possibilité de travailler chez soi étaient plus importants que le fait de gagner. Mais la raison pour laquelle les startups fonctionnent est parce que leurs salariés travaillent comme des dingues. Je suis désolé d’être aussi direct. Si vous créez une start-up après avoir fini vos études universitaires, vous ne laisserez pas vos collaborateurs travailler depuis chez eux et seulement venir au bureau un jour par semaine“.
Certes, Eric Schmidt n’a jamais été réputé pour l’exemplarité de ses valeurs humaines et éthiques. Mais, outre un mépris déconcertant pour ses anciennes équipes, il exprime ici un point de vue qui présente trois incongruités – pour dire le moins :
Il induit que les personnes qui opèrent en télétravail se tournent les pouces au lieu d’être productives. Ce jugement me rappelle une remarque d’un dirigeant, quelques jours avant le confinement imposé par la pandémie du Covid-19, soulignant que le terme “télétravail” commence par le mot “télé” (sous-entendu, “télévision”). Le passage au télétravail de l’ensemble de son entreprise lui donna tort, sa performance ne baissant pas d’un iota. Cet exemple anecdotique fut d’ailleurs corroboré par les analyses des fournisseurs de VPN qui montrèrent que, durant le confinement, les salariés travaillèrent davantage chez eux, dans presque tous les pays examinés, qu’au bureau en période nominale.
Il reflète une vision archaïque du management selon laquelle le contrôle de la performance d’un collaborateur doit s’effectuer en observation directe de ce qu’il fait (en particulier, accomplit-il de longues heures au bureau ?) et non sur ses résultats. Il se trouve que j’ai encadré, hiérarchiquement et pas seulement fonctionnellement, durant plusieurs années, au cours de ma carrière, des équipes localisées à l’autre bout du monde. Au début, elles se demandaient naturellement comment j’allais pouvoir animer leurs entretiens d’évaluation et décider de leur bonus annuel sans être à leurs côtés au quotidien. Paradoxalement, cet éloignement géographique oblige à un plus grand alignement stratégique et opérationnel car la seule manière de procéder dans ce cadre est de définir et évaluer de concert des objectifs quantitatifs et qualitatifs. Si j’ose dire, ces objectifs doivent être objectifs, c’est-à-dire mesurables en fonction de faits et non de sensations. Le subjectif retrouve alors sa vraie place – liée au respect des valeurs de l’Entreprise, à l’esprit d’équipe… – et non le rôle politique qu’il occupe dans trop de relations entre managers et managés. Mon expérience démontre d’ailleurs une évidence : un très grand nombre de groupes internationaux n’ont pas attendu la crise du Covid-19 et le développement du télétravail pour faire fonctionner leurs équipes dans un cadre managérial distanciel. Considérer qu’on ne peut pas bien manager dans ce contexte est donc une aberration d’autant plus grande. Certes, certains aspects du travail (notamment pour ce qui concerne les contacts informels et les dimensions créatives collectives) peuvent être moins pertinents à distance. Mais ce n’est pas une raison pour totalement désavouer cette pratique. Incidemment, Brian Niccol, le nouveau PDG de Starbucks, va diriger ses équipes de Seattle à plus de 1 600 kilomètres de distance d’elles depuis son domicile de Newport Beach (la plus belle commune de Californie à mon humble avis).
Enfin, c’est une Société, et des sociétés, bien peu attractives qu’Eric Schmidt nous propose si la seule perspective réside dans le fait de travailler toujours plus et pas toujours mieux, une vision qui fait également fi du besoin humain de se régénérer pour, justement, être plus performant professionnellement. Certes, les créateurs de startups se donnent à fond lors du lancement de leurs projets mais, à part quelques exceptions, ils n’agissent pas ainsi durant l’ensemble de leur carrière. Eric Schmidt affirme d’ailleurs en creux que les succès remportés par Google sous son magistère ne tinrent pas au génie de ses cofondateurs, à la brillance de leur stratégie et au talent de leurs équipes mais simplement au fait que celles-ci travaillèrent plus que les autres. Ce n’est ni juste ni motivant intellectuellement.
Au final, ses propos déclenchèrent un tel tollé qu’il dut reconnaître son erreur, ce qui n’est pas dans ses habitudes. Comme quoi, il aurait peut-être dû travailler davantage pour préparer son intervention. 😉
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