Le titre de ce rapport détaillé et très enrichissant de 48 pages, « La révolution discrète », résume, à lui seul, l’importance grandissante que l’IA prend au sein des grandes griffes parisiennes. L’adoption de l’intelligence artificielle dans le monde du luxe, commencée il y a cinq ans avec les outils analytiques, est encore assez restreinte. En moyenne, les quatre-vingt quinze Maisons de luxe françaises, les dix-huit institutions culturelles et les six Maisons de luxe européennes qui sont membres du Comité Colbert ont adopté moins de deux cas d’usage parmi les 20 répertoriés par Bain & Company.
Les grandes Maisons ont encore, fort logiquement, une forte longueur d’avance sur les plus petites mais cet écart devrait se réduire sans tarder. 78% des groupes ont déjà placé l’IA dans le TOP 10 de leurs priorités stratégiques pour les trois prochaines années contre à peine 19% dans les sociétés plus modestes. « Il existe (toutefois) une véritable prise de conscience du potentiel de l’IA au sein des Maisons du luxe, assure Mathilde Haemmerlé, Associée chez Bain & Company, responsable du pôle Luxe en France, et co-auteur de l’étude. L’arrivée de l’IA générative notamment, plus accessible et moins coûteuse que l’IA analytique, devrait permettre aux petites Maisons de combler une partie de leur retard sur les plus grandes. » « La montée de l’IA générative est une tendance incontournable et durable, qui va impacter notre avenir et qui ne connaîtra pas le même essouflement que le Web 3 ou le métavers », confirme Delphine Tour Helin, Global Retail Services Director chez Yves Saint Laurent Beauté.
ChatGPT a tout changé
Si l’IA analytique met la donnée au service de la prise de décision, l’IA générative permet, elle de créer du contenu à partir de la donnée. La convergence de ces deux mondes se développe très rapidement. « La diversion actuelle entre IA analytique et IA générative sera progressivement oubliée », prédit même cette étude. L’arrivée de ChatGPT a changé la donne. « Notre Maison, jusque-là novice dans l’utilisation de l’intelligence artificielle, a commencé à s’intéresser aux solutions d’IA génératice », témoigne Laura Cals, cheffe de cabinet du PDG de Boucheron.
Les géants du secteur B2C ont été les premiers à montrer la voie à suivre. Les groupes qui proposent des services financiers et la grande distribution proposent depuis longtemps déjà des solutions intégrant l’IA comme les chatbots qui sont supposés simplifier et enrichir le parcours de leurs clients. Les maisons de luxe se montrent, elles, plus prudentes. Beaucoup étudient encore les avantages et les inconvénients des solutions d’intelligence artificielle. Certains obstacles continuent, il est vrai, de calmer les ardeurs de certaines grandes marques.
Une certaine prudence s’impose
Le principal frein au déploiement de l’IA dans le luxe est le manque d’expertise et de ressources en interne, selon 55% des spécialistes questionnés par Bain & Company. La sécurité des données (30%), les datas non exploitables (27%), le manque de pertinence des cas d’usage (17%) et l’incertitude des retours sur investissement soucient également les sondés. L’IA peut toutefois déjà aider les Maisons à remplir quatre objectifs stratégiques.
Une efficience renforcée
Les outils aujourd’hui disponibles permettent, tout d’abord, aux entreprises d’améliorer leurs performances opérationnelles. Les algorithmes de prédictions les aident à prévoir plus précisément leurs volumes de ventes (26% des membres du Comité Colbert les utilisent déjà) et de mieux allouer leurs stocks (23% d’adoption). Kering fait figure de précurseur dans ce domaine. De nouvelles applications permettront bientôt d’améliorer l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement des sociétés.
Une relation client plus fluide
L’IA va aussi permettre aux marques de luxe d’identifier plus précisément leurs clients (26% d’adoption partielle) et de mieux les connaître (22%) afin de fluidifier le parcours consommateur. Certains outils sont également capables de générer des contenus marketing (7% d’adoption mais 43% de projets en phase de pilotage ou de planification) et d’assister le parcours client (6% et 33%). « L’IA est un outil qui pourra proposer des éléments de réponse à nos ambassadeurs pour enrichir et personnaliser le dialogue avec le client », assure Xavier Gueroux, International Client Marketing Director cher Cartier. Jérémy Muras de la Maison Givenchy, pense, lui, que l’intelligence artificielle pourrait, à terme, permettre « une transformation complète de l’expérience client en ligne, offrant une nouvelle interface avec le produit, et peut-être même la disparition des sites web dans un avenir proche ».
Un soutien précieux en interne
L’IA peut, par ailleurs, servir d’assistant personnel pour les collaborateurs. LVMH a développé un outil qui permet à ses employés de connaître notamment les retombées presse de leurs événements et de rédiger leurs documents avant de les traduire en plusieurs langues. 20% à 30% de ses salariés l’utilisent déjà une fois par mois et une centaine de personnes plusieurs fois par jour. « L’IA va faciliter le travail des employés en leur fournissant des outils au bout des mains mais il est essentiel de préserver l’expertise humaine afin de pouvoir reprendre le contrôle en cas de dérive », prévient Eric de Rocquigny, Chief Operation Officer chez Van Cleef & Arpels.
Et la création dans tout cela ?
C’est un sujet toujours très sensible dans le monde du luxe. L’IA peut-elle aider à améliorer le processus créatif des grandes maisons ? Aujourd’hui, à peine 5% des acteurs de ce secteur utilisent l’intelligence artificielle pour leurs créations et seulement 30% des sondés ne sont pas opposés à l’intégration de l’IA dans leur processus créatif. « L’IA ne peut en aucun cas remplacer la créativité humaine mais elle peut faciliter le processus créatif », tempère Grégory Boutté, Chief Client and Digital Officer chez Kering. Tout est dans la nuance… Certaines maisons testent des chemins de traverse. Les outils disponibles permettent notamment de transformer un simple croquis en visualisation 3D en quelques secondes. De nouvelles applications pourraient accélérer le processus créatif sans le dénaturer. Une « révolution discrète » semble bien en marche…