Ugo Gattoni : « il faut que tu fasses un travail qui potentiellement sera regardé dans 100 ans »
C'est l'histoire d'un créateur qui œuvre pour des maisons d’exception, comme Hermès, Ruinart, Cartier,Pierre Frey ou encore Diptyque. Des maisons qui revendiquent le fait main, ce que Ugo Gattoni traduit si bien dans ses fresques, carrés, foulards, etc. Un artiste pour lequel le temps est une valeur cardinale, dans le processus de création. Une notion indispensable pour ses pièces, puisque leur conception s’étire parfois sur des mois, voire des années. Pour les JO 2024, il fait "vite". Moins d'un an pour mener à bien l'œuvre qui s'est déjà vendue à 70000 exemplaires et dont la version "nocturne" sera mise en vente le 25 juillet prochain en édition limitée, 2024 exemplaires, veille de l'ouverture des Jeux.
INfluencia : quel était le brief du COJO et comment avez-vous travaillé avec le comité ?
Ugo Gattoni: nous nous sommes rencontrés en juillet 2023, et très vite ils m’ont un peu exposé tout le projet, ce sur quoi ils travaillaient depuis plusieurs années, et ce qu’ils voulaient représenter sur cette affiche. Mais concernant l’imagerie c’était assez flou. Et il n’y avait pas de brief à proprement parler, il s’agissait plutôt d’une liste d’éléments qu’il fallait représenter, et puis moi je suis entré dans le process créatif en m’enfermant dans mon studio. J’ai pris le mois d’août pour digérer les informations, et à la rentrée de septembre j’ai proposé mon premier croquis. Honnêtement, je savais que je tenais l’idée.
IN. : vous aviez déjà tout après trois mois…
U.G. : oui, croqué, mais il y avait déjà cette idée de grande arène avec Paris et quelques monuments, alors bien sûr la composition a changé, mais dès le premier rendez-vous, j’avais en tête l’aspect mythologique, avec cette arène, vu de dessus, et à partir de là nous avons échangé quelques croquis, où je posais au fur et à mesure de nouveaux éléments. Une fois ce parti-pris adopté, j’avais mon terrain de jeu que je pouvais faire évoluer en ajoutant des éléments, le 19 septembre nous avons verrouillé l’ensemble de la composition.
IN. : pour que l’on comprenne mieux…
U.G. : nous avons placé toutes les disciplines au centimètre près, l’objectif étant de mettre un maximum d’informations ludiques. Le 19 septembre, nous sommes partis en production intensive pendant quatre mois pour tout dessiner. Le 19 janvier, j’ai fini toutes les fondations.
IN. : vous avez travaillé au crayon, puis sur ordinateur ?
U.G. : c’est parti d’un croquis papier, puis ensuite le dessin est parti sur Adobe Photoshop, sur un grand écran de la taille du dessin original.
IN. : comment vous-ont-ils choisi au démarrage, il y avait un appel d’offres ?
U.G.: ils m’ont envoyé un message tout simplement, il voulaient travailler avec moi et du coup ils m’ont proposé de faire l’affiche directement .
IN. : mais quel travail avaient-ils vu de vous pour décider aussi simplement ?
U.G. : ils connaissaient mon travail depuis des années d’après ce qu’ils m’ont dit. J’ai toujours fait des fresques pour des produits de luxe français. Ils avaient notamment vu le travail fait pour Hermès et cela leur avait immédiatement parlé.
Hyppolis Hermès
IN. : la semaine dernière, l’affiche de nuit a été présentée, vous avez évoqué un incident technique qui a conduit à cette deuxième facette…
U.G. : en fait, vers Noël, j’étais en pleine production sur l’affiche originale, en plein rush, sur potentiellement la fin du dessin, et j’ai fait une inversion de couleur. Une fausse manip à un moment donné qui m’a mis tout le dessin en négatif, je me suis dit instantanément que cela faisait ressortir plein de couleurs flashy dans un milieu dark, et qu’il y avait quelque chose à creuser, en faisant une vraie version de nuit. À partir de là, je me suis mis à dupliquer mon fichier et j’ai commencé à rechanger toutes les couleurs une à une. C’est génial là, il y avait quelque chose de plus grave quelque chose, une profondeur qui me paraissait intéressant de creuser. Donc après la sortie de l’affiche originale, j’ai eu très peu de temps… J’étais persuadé que cette version passerait à la trappe, et puis je me suis motivé, j’ai repris le fichier puis petit à petit j’ai ajouté les faisceaux lumineux, les reflets un peu partout, jusqu’à la fin. Elle a été révélée après le feu d’artifice du 14 juillet.
IN. : il semblerait que l’affiche se soit déjà vendue à 70 000 exemplaires… alors que celle de Tokyo s’est seulement écoulée à 5000 exemplaires ?
U.G. : vous m’apprenez des choses (rires). C’est génial. Concernant celle de nuit, elle sera produite à 2024 exemplaires et sera en vente le 25 juillet, veille de la cérémonie.
IN. : pour un artiste, qu’est-ce que cela fait d’être associé à un tel événement ?
U.G. : je suis ravi, c’est cool. Au début quand ils m’ont proposé de faire ce travail je n’étais pas forcément conscient de l’enjeu. Je ne me rendais pas compte de l’ampleur de l’événement. Puis j’ai réalisé qu’il s’agissait d’un moment unique, destiné à être vu dans le le monde entier. En fait je crois, que je n’ai pas trop réalisé au début parce que je me suis immédiatement mis dans ma bulle de travail. J’ai vraiment réalisé l’impact de la chose quand l’affiche est sortie au musée d’Orsay avec ce nombre de médias incalculables… Donc comme tous ceux qui créent, il y a une partie très solitaire qu’on le veuille ou non, mais une fois mis à jour c’est fou ! Et puis je ne travaille pas pour des projets grand public, je suis sur une niche de luxe à la française. C’est différent.
IN. : avez-vous eu peur à un moment de vous fourvoyer ?
U.G. : oui, je me suis demandé si j’allais devoir mettre mon style en retrait sur cette commande. Et au final, je me retrouve assez bien. Donc, je suis assez content, c’est plutôt moi tout ce qui est sur cette affiche…
IN. : c’est-à-dire ?
U.G. : c’est à dire que c’est très ludique, onirique, je représente Paris mais j’ai pu twister et interpréter des monuments, j’ai pu ramener le Stade de France que j’ai suspendu autour de la tour Eiffel, j’ai pu avec des codes graphiques qui sont propres à mon univers m’exprimer dans cette œuvre qui ne m’appartient plus. J’ai adoré la faire, en fait, je me suis vraiment marré parce que je n’étais pas conscient de l’enjeu.
IN. : donc, c’est en sortant de votre solitude de créateur que vous réalisez l’ampleur…
U.G.: oui chaque fois que je me rapprochais de la deadline, que je rencontrais tous ceux qui organisaient les Jeux, ceux qui étaient pour, contre… je me disais que c’était énorme. Car je ne vais pas vous le cacher, il y a eu des débats. Des oppositions.
IN. : le fait d’inclure le paralympisme dans l’affiche est une première…
U.G. : j’étais ravi ! Parce que cela raconte une histoire plus grande, et cela augmente la taille du dessin (rires)… J’avais plus d’histoires à raconter, plus de détails, c’est un dessin qui marche bien ! Et puis j’ai fait en sorte de mettre autant de femmes que d’hommes, parce que c’est la première édition des JO où il y a autant de femmes que d’hommes, donc je me suis lancé ce pari – là aussi. Je ne sais pas si on se rend compte de tous les détails mais c’est cela qui était très intéressant.
IN. : avez-vous regardé les affiches qui ont fait l’histoire des Jeux ?
U.G. : j’ai tout regardé. il y en a eu 50, et je me suis dit, il faut que tu fasses un travail qui potentiellement sera regardé dans 100 ans, ou dans 50 ans et du coup, je trouve que cette affiche n’enferme pas les Jeux dans une période, n’est pas inscrite dans un moment précis de l’histoire. J’ai une base académique, des fondations très fortes et classiques qui permettent au visuel de voyager dans le temps, tout en ayant amené de la couleur et de la fraîcheur.
IN. : c’est aussi enfantin ? Un effet voulu ?
U.G. : c’est une affiche qui permet de jouer. On y passe du temps. Oui, il y a des endroits un peu cocasses qui peuvent faire sourire et permettent de communiquer entre adultes et enfants. C’est inclusif, quoi. J’ai toujours aimé raconter des histoires retranscrites en dessins, lorsque le format est grand c’est un plus grand défi encore de faire plonger les gens dedans, d’y flâner de manière innocente, et sous plusieurs angles, de façon différente. Redécouvrir des détails qu’on n’avait pas forcément vu la première fois et voilà l’idée de la flânerie, elle est vraiment importante dans mon travail.
IN. : vous avez placé des colombes…
U.G. : à la base, les Jeux correspondaient à une période de paix internationale, du coup cette idée m’a touché, et j’ai dessiné un vol de colombes dans le fond. Donc voilà au-delà de ce que le COJO a pu me donner comme informations, je me suis documenté de mon côté en Suisse, j’ai découvert qu’il y avait cette devise olympique donc je l’ai dessinée avec une sorte de mosaïque un peu aquatique sur le plongeoir au premier plan. Voilà, il y a plein de petits symboles un peu partout, des clins d’œil et au maximum tous les éléments, mais, une fois que j’avais posé toutes mes bases de dessin, il y avait une grosse partie d’improvisation aussi dans les petites saynètes, les interactions entre les personnages.
IN. : vous évoquez votre liberté de créer, et la confiance de vos clients dans ce que vous faites, le COJO a joué le jeu lui aussi…
U.G. : il y a eu une certaine confiance autour de cette affiche, c’était hyperfluide. Long à réaliser, mais mes interlocuteurs me faisaient confiance, ils connaissaient bien mon travail. Dans le luxe, je bénéficie d’énormément de liberté. Par exemple, j’ai vécu deux ans au Mexique, et quand je suis revenu j’ai fait un carré Hermès Mexique, il n’y avait pas de brief, il est signé de ma main… Hermès l’a pris tel quel, donc c’est assez génial. Et c’est le propre des maisons de luxe d’ailleurs. Elles donnent le temps au temps, c’est de l’artisanat français, c’est fait main et le temps a une valeur qui est très importante. C’est une valeur qu’on ne trouve pas partout. Tous les secteurs ne le comprennent pas, ce temps nécessaire à la création. Parfois je fais des dessins de plusieurs mètres, qui se font sur des mois voire des années, j’ai besoin de temps…
IN. : vous avez un projet personnel qui doit voir le jour bientôt…
U.G. : oui en 2025 normalement, après huit ans de travail j’aurais mis la touche finale à Nebula. C’est d’ailleurs pour me couper de mes clients et pouvoir travailler dessus que je suis parti au Mexique… C’est un monde, un univers que je développe du coup à 360° et qui donne naissance à un livre, un glossaire avec un herbier et qui sortira chez Flammarion. Je développe des documents que je découvre et crée un univers réaliste. Pourquoi on y va, comment on mange là-bas, quels sont les coutumes de Nebula, sa flore, sa faune… Un gros pavé avec beaucoup d’informations dont j’ai déjà décalé trois fois la date de sortie. Il y a aussi un court-métrage, un film d’animation… Et plein d’autres surprises.
IN. : alors, j’ai une dernière question, que pensez-vous de l’IA et de la création ?
U.G. : moi je suis pour, je trouve ça très cool. Génial que ça existe. Après ce n’est pas du tout ma pratique.
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