16 juillet 2024

Temps de lecture : 7 min

Frédéric Micheau (OpinionWay) : « Face à un risque élevé de censure, les gouvernants prendront le moins de risques possible »

La séquence électorale des européennes puis des législatives a mobilisé les Français, mais aussi révélé une société inquiète. INfluencia propose à nouveau de réfléchir à « L’Etat de la France ». Frédéric Micheau, directeur général adjoint d’OpinionWay, partage ses réflexions sur les attentes des Français envers la classe politique et sa capacité à se saisir des nouveaux paradigmes sortis des urnes.

INfluencia : l‘annonce de la dissolution de l’Assemblée nationale a ouvert une séquence politique inédite. Comment interprétez-vous la forte mobilisation des Français ?

Frédéric Micheau : redonner la parole au peuple a été vu positivement. Le maintien d’une participation élevée au second tour est lié à la décorrélation des élections législatives par rapport à la présidentielle. Ces élections et le parlement ont retrouvé toute leur autonomie et les Français ne s’y sont pas trompés. Savoir si, à l’issue du deuxième tour, le Rassemblement national (RN) accéderait au pouvoir avec une majorité absolue, relative, ou pas a aussi été un enjeu très mobilisateur. Le front républicain, qui fonctionnait de moins en moins ces dernières années même s’il avait été opérationnel à trois reprises lors des présidentielles de 2002, 2017 et 2022, s’en est trouvé revigoré. En 2024, les électeurs ont moins hésité que lors des précédentes élections législatives. Les duels avec le RN avaient alors généré beaucoup de votes blancs ou nuls car les électeurs ne se retrouvaient pas dans l’offre qui leur était proposée. Cela a été moins le cas cette année. La muraille entre la droite et l’extrême droite – le « cordon sanitaire » mis en place par Jacques Chirac – est toujours d’actualité. Face à un candidat RN, les électeurs de droite ont largement choisi Ensemble. Un peu plus de candidats Les Républicains (LR) ont choisi un candidat de gauche, même s’ils ont voté largement pour le candidat RN. La stratégie d’Eric Ciotti (président de LR, ndlr) n’a été suivie ni par l’appareil politique, ni par les électeurs de la droite…

Imposer une législative anticipée dans des conditions inédites, d’urgence, au début de l’été, a créé un trouble dans le pays

IN : faut-il voir dans ce regain de participation un sursaut de la démocratie ?

F.M. : imposer une législative anticipée dans des conditions inédites, d’urgence, au début de l’été, a créé un trouble dans le pays. L’inquiétude avait pour objet un éventuel accès au pouvoir du Rassemblement national, mais aussi de La France insoumise (LFI). Une majorité de Français considérait que la perspective d’une cohabitation avec l’un ou l’autre des deux pôles extrêmes serait une mauvaise chose, tant pour les conséquences économiques que pour l’image de la France à l’international au moment où notre pays accueille les Jeux olympiques. L’inquiétude a aussi été alimentée par des problèmes d’organisation logistique personnelle des électeurs, dont beaucoup partaient en vacances, ce qui a occasionné un nombre de procurations inédit. On n’avait jamais voté en juillet sous la Ve République. Le scrutin le plus tardif avant la pause estivale avait eu lieu un 30 juin, déjà pour des législatives et à la suite d’une dissolution : c’était pour trancher la crise de mai 68.

Chercher en permanence le plus petit dénominateur commun sur des textes très consensuels ne sera pas à même d’amener des réformes en profondeur et de répondre aux enjeux de la situation politique actuelle

IN : et pourtant, à peine le scrutin terminé, on évoque déjà l’hypothèse d’y retourner dans un an, à la même période…

F.M. : c’est le signe que la stratégie du chef de l’Etat a échoué. Avec la dissolution, il a cherché à se redonner des marges de manœuvre. Finalement, la vie politique se trouve plongée dans une période d’incertitude, sans doute d’instabilité et probablement d’immobilisme politique car il n’y a pas de majorité évidente. Quelle que soit la majorité qui parviendra à émerger, elle sera très faible et soumise à un risque élevé de censure. Par conséquent, les gouvernants prendront le moins de risques possible et proposeront des textes très consensuels sur lesquels ils chercheront en permanence le plus petit dénominateur commun. Rien ne sera à même d’amener des réformes en profondeur et de répondre aux enjeux de la situation politique actuelle. Par exemple, résoudre la question des finances publiques par la fiscalité devient inextricable. Les positions idéologiques sur ce sujet étant extrêmement fortes, le risque de censure parait inévitable et personne ne s’y exposera. La situation est complexe pour le monde politique, mais les Français s’attendaient à ce qu’il n’y ait pas de majorité…

IN : cette majorité claire ou absolue, refusée par deux fois, n’est-elle pas aussi une façon pour les citoyens de se rebeller contre une crise profonde et la non prise en conscience des problèmes ?

F.M. : le vote sanction à l’égard d’Emmanuel Macron, qui s’est exprimé lors des élections européennes et à nouveau au premier tour des législatives, a été une composante de la période. Sous l’effet de la guerre en Ukraine, la dernière campagne présidentielle n’a pas joué son rôle. Le débat n’a pas eu vraiment lieu. Le sentiment de frustration d’une partie de l’électorat à l’égard d’un débat escamoté a abouti à une sanction aux législatives, sous la forme d’une majorité relative imposée au président. Désormais, il n’existe même plus de majorité présidentielle et le chef de l’Etat sort très affaibli d’une séquence électorale dont il a lui-même pris l’initiative.

Dans certaines circonscriptions, les candidats RN n’avaient pas leur nom sur les affiches ou collaient des affiches dans des communes qui ne faisaient pas partie de leur circonscription ! Cette forme d’impréparation et d’amateurisme des candidats s’est aussi vue dans les débats locaux

IN : le RN a attiré plus de 10 millions d’électeurs et gagné 50 députés, mais enregistré une contreperformance entre le premier et deuxième tour. Qu’est-ce que cela dit de l’attente et de la perception des électeurs ?

F.M. : les anciennes raisons de voter pour ce parti persistent – la colère, la frustration démocratique, le désespoir économique, l’insécurité, l’enjeu de l’immigration… – mais on a vu apparaître chez une partie des électeurs un vote d’adhésion et même d’espoir à l’égard du RN pour transformer la France et leur situation personnelle. La contre-performance électorale de ce parti – toute relative puisque son nombre de députés augmente – provient d’un manque de rigueur dans la sélection des candidats, parfois parachutés dans des circonscriptions qu’ils ne connaissaient pas. Dans certaines d’entre elles, les candidats n’avaient pas leur nom sur les affiches ou collaient des affiches dans des communes qui ne faisaient pas partie de leur circonscription ! Cette forme d’impréparation et d’amateurisme des candidats s’est vue dans les débats locaux, avec des propos hasardeux, péremptoires, polémiques et parfois condamnables. Ce problème est venu contredire le discours des cadres du parti qui n’ont cessé de marteler : « Nous sommes prêts ». L’équipe dirigeante n’a pas dit non plus qui allait pouvoir exercer les principales responsabilités. Se sont ajoutées des limites programmatiques avec une série de renoncements pendant la campagne, des hésitations… Le RN manque encore de culture de direction d’un exécutif politique. Il n’a jamais dirigé un département, une région ou une grande métropole et son expérience politique un peu significative se limite à peu près à Perpignan et Fréjus. Passer immédiatement de Perpignan à Matignon semblait une marche un peu haute pour les électeurs.

Le comportement des acteurs politiques dans la période qui s’ouvre va être très attentivement scruté par l’opinion publique. Ils doivent s’adapter à la nouvelle donne et aux nouvelles règles du jeu. Vont-ils les comprendre immédiatement et s’y adapter ?

IN : depuis l’élection, plusieurs camps revendiquent la victoire, d’autres essaient de trouver des alliances, le président de la République affirme que personne n’a gagné et demande de trouver une alliance solide… Qu’est-ce que cela peut nourrir comme sentiment chez les électeurs ?

F.M. : le comportement des acteurs politiques dans la période qui s’ouvre va être très attentivement scruté par l’opinion publique. On voit bien qu’il y a deux chemins : celui des combinaisons, des tractations, des négociations en coulisse pour former des majorités qui ne sont pas nécessairement cohérentes, sauf dans la seule volonté d’exercer le pouvoir. Il n’est pas certain que ce soit à la hauteur des attentes des Français. Une autre façon de faire consiste justement à mettre de côté les petits calculs individuels et partisans pour relever les défis importants qui sont ceux de la France. Y compris en s’alliant avec des personnes qui sont d’une couleur politique opposée, pour prendre les mesures qui s’imposent. Tout cela est handicapé par la proximité des échéances politiques que tous les acteurs ont en tête et qui provoque une vraie tension entre intérêt général et individuel. La culture politique de la Ve République, qui repose sur une culture du fait majoritaire et pas de coalition, constitue un autre handicap. Les acteurs doivent s’adapter à la nouvelle donne et aux nouvelles règles du jeu. Vont-ils les comprendre immédiatement et s’y adapter ?

Je pense que le jeu politique va se bloquer et qu’il est d’ailleurs déjà très ralenti

IN : quel est votre pronostic ?

F.M. : je pense que le jeu politique va se bloquer et qu’il est d’ailleurs déjà très ralenti. La situation paraît encore plus difficile qu’au préalable car le gouvernement sera sous l’épée de Damoclès permanente de la censure qui, si elle advenait, serait une première depuis 1962.

IN : un gouvernement de techniciens serait-il alors une solution ?

F.M. : il faudrait avoir soldé toutes les hypothèses précédentes et que chacun des trois groupes n’arrive pas à constituer de gouvernement. In fine, on serait obligé de tirer de tous ces échecs successifs la conclusion que seul un gouvernement technique qui expédie les affaires courantes serait viable.

IN : une telle situation serait sans doute désastreuse pour l’opinion publique…

F.M. : une présidentielle anticipée pourrait débloquer le jeu, mais pas avant que le président ne retrouve le droit de dissoudre l’Assemblée nationale, c’est-à-dire en juillet 2025. Cette présidentielle pourrait éventuellement avoir lieu et être suivie de législatives qui redonneraient une majorité au nouveau chef de l’Etat. La tripartition de la vie politique est telle que, sans nouvelle offre électorale, il est probable que les mêmes causes produisent les mêmes effets lors de toutes nouvelles élections législatives.

Depuis l’annonce de la dissolution, on bâtit des hypothèses sur des hypothèses. C’est intéressant pour les observateurs mais cela crée de l‘inquiétude chez les Français.

IN : quel peut être le rôle de la société civile dans cette séquence ?

F.M. : tout dépendra des événements. Nous sommes encore dans une phase d’attente mais des clarifications vont arriver petit à petit. Est-ce qu’il y aura un gouvernement ? Obtiendra-t-il la confiance de l’Assemblée nationale ? Va-t-on assister à une lassitude de l’opinion publique ? Depuis l’annonce de la dissolution, on bâtit des hypothèses sur des hypothèses. C’est d’ailleurs une des caractéristiques de l’instabilité actuelle, qui ouvre des dizaines d’éventualités. C’est intéressant pour les observateurs mais cela crée de l‘inquiétude chez les Français. Le rôle du gouvernement consiste à donner un cap. Là, on navigue à vue…

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