21 juin 2024

Temps de lecture : 5 min

Privatisation de l’audiovisuel public : le risque de la contagion

Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron et sa ministre de la Culture Rachida Dati ont affirmé leur détermination à poursuivre le projet de réunion de France Télévisions, Radio France, France Médias Monde et l’INA au sein de France Médias, en cas de victoire aux élections des 30 juin et 7 juillet.

A l’inverse, Jordan Bardella et Sébastien Chenu ont confirmé leur objectif de céder les groupes publics si les urnes leur sont favorables. Fusionné ou vendu, il semble acquis que l’audiovisuel public – s’il subsiste – sortira profondément transformé de cette séquence.

Le scénario de la fusion ferait sans doute face à l’hostilité persistante d’une partie de ses collaborateurs, à Radio France surtout. Mais c’est davantage le secteur audiovisuel dans son ensemble qui se verrait ébranlé par la mise en œuvre de la privatisation.

L’exemple de France Télévisions suffit à prendre la mesure de la crise qui pourrait en résulter. Sur les 6 Mds€ qui font vivre la télévision gratuite, 3,4 Mds€ proviennent de la publicité (un peu plus de 3 Mds€ pour les chaînes privées et environ 350 M€ pour France Télévisions) et 2,6 Mds€ de financements public (un prélèvement sur les recettes de la TVA depuis la suppression de la redevance fin 2022).

Face au trou d’air que provoquerait la suppression des seconds (à hauteur de 40% du financement du secteur), le marché de la publicité serait le premier à être déstabilisé, et par là même l’économie des acteurs privés qui la place au centre de leur modèle économique.

Depuis 2018, le marché total de la publicité TV s’est peu écarté d’une fourchette comprise entre 3,4 et 3,5 Mds€, avec une trajectoire à la baisse depuis deux ans qui l’a amené en 2023 au plus bas de la période (exception faite de « l’année Covid » 2020). A la rigidité à la hausse des dépenses en période de croissance ralentie (leur niveau dépend, avant tout, des perspectives de l’économie dans son ensemble) s’ajoute dans la répartition des budgets des annonceurs la concurrence toujours plus pressante du digital. Une augmentation significative des recettes de publicité de la télévision parait donc illusoire, et chaque euro de publicité supplémentaire qu’une France Télévisions privatisée pourrait collecter a toutes les chances de correspondre à un euro de moins pour TF1, M6, ou encore NRJ.

Un professionnel, cité par Les Echos, estimait ces derniers jours que le chiffre d’affaires publicitaire de France Télévisions pourrait progresser de 450 M€ après la privatisation, pour totaliser 800 M€. Suffisamment pour effacer totalement les bénéfices nets cumulés de TF1 et M6 (430 M€ à eux deux en 2023), tout en laissant l’ex-groupe public à… 2,2 Mds€ de ses revenus de 2023.

Il serait alors contraint de réduire drastiquement sa contribution au financement de la production audiovisuelle et du cinéma (près de 460 M€ en 2023 d’après le CNC), et plus encore incapable de respecter les engagements pris dans les deux accords professionnels signés ces dernières semaines (au moins 440 M€ dans la production audiovisuelle et 80 M€ dans le cinéma, soit un minimum annuel de 520 M€). Les deux filières se trouveraient à leur tour entrainées dans la crise, alors qu’elles cumulent aujourd’hui 150 000 emplois, selon une étude publiée à l’été 2023 par le CNC[1].

En ces temps de prolifération des fake news, les effets de la privatisation pourraient être plus nets encore sur l’information. Du fait de la suppression des financements publics, l’audiovisuel public n’aurait plus la capacité de contribuer de façon significative à la production d’une information fiable, alors qu’il y a consacré 700 M€ en 2023 d’après une étude des Etats Généraux de l’Information, soit près de 30% de la charge totale supportée par les médias grand public (2,4 Mds€).

A ces effets globaux s’ajouteraient des questions plus ciblées. Sur l’exposition du spectacle vivant (auquel les antennes de France Télévisions doivent consacrer 390 soirées par an), la place de la création française (50% au moins de la programmation d’œuvres audiovisuelles) ou encore celle de l’information régionale (que Jordan Bardella a dit vouloir assurer par un « cahier des charges » auquel serait soumis le repreneur).

Ou encore sur le devenir des missions d’intérêt général remplies par France Télévisions pour le compte de l’Etat (diffusion des communications du gouvernement, des campagnes de promotion des grandes causes nationales, des programmes d’expressions directe des partis politiques, des syndicats et des associations de consommateurs, des émissions religieuses…).

Au final, l’idée d’une privatisation globale semble peu réaliste, comme de nombreux professionnels l’ont souligné ces derniers jours.

A défaut, et s’il parvient en responsabilité, le Rassemblement national pourrait y substituer une combinaison de cessions ciblées, et de réexamen rigoureux des missions des structures maintenues dans le giron de l’Etat. Il apparait tout aussi probable, si la majorité actuelle est maintenue, que la réflexion conduite pendant l’année de préparation à la fusion ne se limitera pas aux seuls aspects administratifs.

Le service public, dans tous les cas, semble promis à une traversée agitée. Souhaitons que les pouvoirs publics, quelle qu’en soit la couleur, intègrent à leur réflexion l’impact de leur décision sur l’ensemble de l’écosystème et n’en néglige aucune des parties prenantes (public final, auteurs et producteurs, diffuseurs privés…) dans le cap qu’ils définiront.

PS : les chiffres cités dans ce qui précède sont extraits du dossier Insight NPA de ce jeudi 20 juin, largement consacré à l’audiovisuel public. Compte tenu de l’importance du sujet pour l’avenir de l’audiovisuel français, NPA Conseil a décidé de le rendre accessible gracieusement, au-delà de ses abonnés. Pour y accéder, il vous suffit de cliquer ici.

 

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[1] Étude de l’impact socioéconomique du périmètre d’intervention du CNC de 2012 à 2021

 

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