Alors qu’initialement, il s’agissait d’afficher la volonté des industriels de retirer les ingrédients potentiellement nocifs de leurs produits (« sans paraben », « sans gluten », « sans sucre », « sans huile de palme »), cette préposition, de prime abord suspicieuse (car elle évoque l’absence, le manque ou la privation), est devenue en quelques années un véritable moteur du désir et, comme le décrit Mazarine M. Pingeot dans son dernier ouvrage « Vivre sans, une philosophie du manque » (Climats, 2024), un nouvel étalon de la valeur des choses, tel un miroir d’une société où la singularité s’apprécie aussi en creux.
les compartiments « sans bruit » de la SNCF, les vacances « sans enfant » ou encore les paiements « sans contact »
Il n’est pas donc étonnant alors que l’absence, comme argument marketing, ait désormais dépassé le cadre de nos supermarchés, en nous invitant par exemple au silence dans les compartiments « sans bruit » de la SNCF, à des vacances « sans enfant » ou encore des paiements « sans contact ».
Plus récemment, un autre préfixe lui fait écho en évoquant plus radicalement le fait de cesser ou de générer une action opposée. Ainsi, n’avons-nous pas assisté récemment au lancement des « délocalisateurs », au mouvement des « désinfluenceurs » et aux nouvelles tendances de « détatouage », de « déconnexion » ou entendu parler de « décroissance », … ?
un plus grand mouvement visant à gommer progressivement nombre de nos repères et croyances
D’aucuns pourraient voir ici une manière de nous sensibiliser aux enjeux environnementaux et repenser nos modes de vie, en valorisant désormais, dans le « moins mais mieux », une sobriété choisie. D’autres pourraient également imaginer que ces mots appartiennent à un plus grand mouvement visant à gommer progressivement nombre de nos repères et croyances.
Car, dans une société de plus en plus liquide, dominée par des plateformes, boostée par la technologie et soumise aux aléas de crises permanentes, les frontières de sphères jusque-là bien distinctes ont commencé à se flouter avec de nouvelles porosités ou hybridations (le pro/le perso, le réel/le virtuel, …), donnant naissance à de nouvelles notions comme le télétravail ou la réalité mixte.
Et si ce flou n’était finalement qu’une étape dans une invisibilisation douce mais réelle de tous nos irritants, au nom d’une satisfaction de plus en plus personnalisée d’un client paresseux ou d’une histoire commune revisitée par la « cancel culture » ? La disparition devient alors un levier de vente et créé un nouvel esthétisme, du hardware qui s’efface comme les derniers écrans transparents de Lenovo ou Samsung présentés au dernier CES de Las Vegas, le paiement par la pensée ou encore The Line, cette ville miroir invisible en plein désert. Mais en gommant ce qui d’habitude sous-tend la société, comme les structures, elle (re)donne à voir aussi l’essentiel. N’a-t-il pas fallu d’ailleurs que tout le monde soit contraint à l’enfermement pour enfin identifier ces invisibles indispensables à notre quotidien ?
Au-delà, la transparence a été érigée en valeur cardinale de notre époque complexe et incertaine pour peu à peu infuser dans tous les pans de notre société : évidemment réclamée à nos politiques, on la revendique aussi dans la mode (sac translucide en aérogel de Coperni, les robes de Victoria Beckham ou l’exposition « Transparences » d’YSL), la santé (tout savoir de soi avec le quantified self ou l’analyse ADN), l’alimentaire avec la traçabilité ou encore le digital dans le respect de l’utilisation des données personnelles. Pour les marques, cette exigence est assurément un nouveau défi.
Mais jusqu’où aller dans cette quête ?
Avec les réseaux sociaux qui nous habituent à voir le quotidien sans filtre de communautés qui nous ressemblent (la fameuse « bubble filter »), ce simulacre de transparence finit par nous limiter dans une absence de sérendipité et de contestation de nos modèles de pensée pour conduire à une polarisation dangereuse. D’autant que ces mêmes réseaux sont, eux, alimentés par des algorithmes dont les obscures boites noires (sic) sont le prix à payer de notre voyeurisme oisif. Une façon de fabriquer du consentement, sans questionnement.
Aussi plutôt que nous libérer, la transparence, poussée à l’extrême, se refermerait sur nous pour mettre en péril jusqu’à nos institutions. Cette dérive a été très bien décrite récemment par Lilia Hassaine dans son roman dystopique Panorama où, à la suite d’un putsch mené depuis les réseaux, il a été décidé que la plupart des maisons deviennent réellement translucides pour permettre à chacun de surveiller son voisin en toute occasion pour éviter les crimes et délits. Jusqu’à une inexplicable disparition mettant en lumière les limites d’un système qu’ils pensaient combattre.
Toute cette dynamique d’effacement doit nous questionner sur ce que nous voulons vraiment voir et donner à voir demain, au nom de la vérité tout autant que la préservation de l’intimité et de la liberté : les pleins et les déliés de nos identités multiples ou le creux d’existences parallèles sans irritant ?