27 mai 2024

Temps de lecture : 9 min

Valérie Tong Cuong auteure de Voltiges : « notre rôle d’écrivain est d’observer, de s’imprégner de notre époque et d’en faire le récit… »

Dans son nouveau roman, Voltiges, Valérie Tong Cuong délivre une analyse fine du monde dans lequel nous évoluons tant bien que mal. Un univers romanesque et documenté où dans une petite ville, la vie d'une famille à la dérive, ne tient qu'à une tornade...

Influencia : comment est né Voltiges, ce roman qui mêle habilement crise climatique, familiale, et technologie envahissante ?

Valérie Tong Cuong : il est né comme la plupart de mes livres. Il y a une thématique qui devient obsessionnelle, qui me hante, ou bien plusieurs qui s’entrechoquent, des phénomènes de société, qui se mettent peu à peu en place, puis l’évidence que c’est le bon timing, l’occasion de donner de l’épaisseur à ces sujets. Ensuite, les personnages viennent dans un deuxième temps incarner les problématiques que j’ai en tête.

IN. : précisément dans Voltiges, le dérèglement climatique ponctue de manière inquiétante les failles au sein d’une famille…

V.T-C. : en l’occurrence, j’étais très bousculée depuis un certain temps par la notion de dérèglement au sens global. Évidemment celui du climat, de la nature, de l’environnement, mais aussi le dérèglement sociétal, collectif. Et enfin, le dérèglement intime aussi propre à chacun. Quelque chose que j’observe de manière très frappante depuis la covid, qui a joué un rôle de révélateur…

IN. : vous dites qu’en étant auteure vous êtes à un poste d’écoute privilégié…

V.T-C. : un poste d’écoute, d’attention, d’observation. C’est selon moi l’une des fonctions premières de l’écrivain : être témoin de son époque, l’observer, s’en imprégner, puis en faire le récit…

IN. : Voltiges raconte une famille d’aujourd’hui. Un père successful soudain viré, une femme supporter au quotidien de sa fille Léni, et de cette dernière qui vit par et pour le sport, le tumbling… Sur fond d’inquiétantes manifestations climatiques.  Est-ce représentatif d’aujourd’hui ?

V.T-C. : en tant qu’autrice, femme engagée sur différents terrains, et mère de quatre enfants, je ressens sans doute avec une force singulière les multiples angoisses qui traversent nos existences aujourd’hui. D’une certaine manière je bénéficie de plusieurs de ces postes d’observation dont nous parlions précédemment, à commencer par celui de l’intime, de mon propre territoire, mes propres expériences, celles de toutes celles et ceux que je croise, celui des informations diffusées par les différents médias, avec la subjectivité que l’on connait. Et tout cela finalement va constituer un spectre assez large qui infuse, puis fait poindre des thématiques dans ce terreau qui est le mien, le nôtre.

IN. :  vous êtes une fine détective de l’âme humaine, et un peu comme LauraKasischke, vous mêlez crise climatique, crise psychologique, et crise existentielle…

V.T-C. : indéniablement, je travaille sur la mécanique humaine, sur finalement, la manière dont on trouve sa place, sa force ou pas au cœur de ces problématiques et cela en tenant compte des différences de perception, de comportements, de choix que peuvent expérimenter les êtres en fonction de leur origine sociale, familiale, et aussi de la génération à laquelle ils appartiennent.

IN. : Leni n’envisage pas d’avenir en dehors du tumbling. De ces huit secondes qui sont tout pour elle…

V.T-C. : cela témoigne  de son angoisse face à la question de l’avenir. Elle pense qu’elle n’aura probablement pas d’avenir – entre développement de l’intelligence artificielle, explosion des conflits, dégradation climatique et de l’environnement, pandémies,…). Alors elle préfère s’extraire de la vie via le tumbling, rejoindre une autre dimension où la peur n’a plus sa place. Mais c’est une forme d’asservissement, inconscient bien sûr, et cela rejoint une thématique générale de ce livre, les choix de vie – ou comment reprendre le contrôle de nos propres vies. Bien souvent, on mène une existence qui ne va pas forcément correspondre à nos aspirations les plus profondes, à nos désirs les plus enfouis, mais plutôt répondre à des injonctions sociales, familiales, ou encore répondre à une sorte de programmation liées à nos peurs. On se construit alors de vies en forme de conduite d’évitement. Leni évite de penser à l’avenir, elle évite aussi tout projet, toute construction, en se consacrant entièrement à son sport.

IN. : c’est un sport qui fige la vie en quelques secondes… Représente-t-elle la génération future angoissée par la perspective d’un avenir très compromis ?

V.T-C. : c’est en effet un  sport qui incarne parfaitement l’intensité la plus extrême. Enchaîner immédiatement des mouvements très périlleux sur une piste dynamique c’est prodigieux -et c’est une très belle métaphore de la vie, aussi. Parce qu’il faut réussir à gérer ses acrobaties et avoir une réception parfaite, donc, retomber sur ses pieds malgré les multiples culbutes. Leni recherche l’intensité du moment présent, l’intensité de la seconde de vie pure, car elle ne peut se sentir plus vivante qu’alors qu’elle s’envole et prend tous ces risques. Comme cette génération qui nous dit, laissez nous prendre ce qu’on peut prendre, vivre tout ce qu’on peut vivre ici et maintenant, ne nous parlez pas de demain, laissez nous décider de la manière dont nous voulons affronter cette vague immense qui arrive.

IN. : autre personnage clé, Jonas, son entraîneur…

V.T-C. : Jonas son entraîneur lui aussi a voulu s’extraire d’une vie dans laquelle il ne se reconnaissait pas, lui aussi a besoin de se sentir vivant, c’est pourquoi il a choisi lui aussi, autrefois, le tumbling. Il a été champion mais à présent, il est trop âge pour concourir. Il est donc l’entraîneur de Léni, un colosse aussi séduisant que puissant. Mais il est surtout resté un petit garçon qui a découvert le corps de ses parents morts sur le carrelage froid..puis a perdu à nouveau sa mère d’accueil, quelques années plus tard, alors qu’il avait enfin réussi à renouer avec le sentiment d’amour et de protection. Donc après ça, il s’est construit avec la conviction que rien ne dure, que toute forme d’attachement est vouée à l’anéantissement. Il se coupe du monde, il n’a ni famille ni amis. Finalement, il a un chemin très parallèle à celui de Léni. Ils n’ont pas les mêmes leviers, ils n’ont pas les mêmes enjeux mais ils ont tous les deux la même rage qui les pousse à vivre en apesanteur. C’est aussi ce qui va les rapprocher d’une manière très puissante, et les amener à réinterroger leurs certitudes.

 

IN. : tout va bien tant que le père de Leni pense que ce sport est une passion d’enfant. Lorsqu’il comprend que c’est son avenir, il dévisse….

V.T-C. : ce père a grandi dans un monde d’injonctions où il se doit d’être l’homme rassurant, sans failles, qui protège, et d’ailleurs ne pourra avouer son « échec », en dépit des conséquences qu’il devine. Il continue de vouloir que sa progéniture « obéisse » aussi à ces normes dépassées. Il ne comprend plus du tout sa fille. Or cette génération est très particulière. Née, dans les années 2000, baignant dans les mantras du développement personnel, grandissant avec le déploiement d’internet, des applications, du progrès technologique dans tous les domaines, elle possède une grande force d’adaptation mais est aussi très lucide et très informée. Tout ce que les parents ont expliqué pendant 10, 15 ans perd son sens, les repères se dérèglent, d’autres apparaissent. Et c’est très difficile pour les générations adultes, pour qui la norme était, il y a encore peu de de temps, la quête d’un bon CDI dans une même entreprise avec une carrière verticale, le couple solide aux rôles bien déterminés, des usages de vie, du confort facile, etc. Il leur faut accepter l’impermanence et la vitesse folle du changement.

IN. : ce décalage entre les générations, comme s’il s’agissait d’un dialogue entre deux langues étrangères…

V.T-C. : c’est ça, Léni a du mal à se faire comprendre de ses parents, et eux vont avoir peur pour elle. Leur génération (la mienne donc! ) est mélangée de culpabilité et de peur. Certains parents ne peuvent pas affronter la réalité, c’est insupportable pour eux de dire à leurs enfants qu’ils n’ont peut-être pas d’avenir, donc ils vont employer toute leur énergie à les convaincre  qu’ils se trompent, qu’il y a d’autres voies… En face, il y a une  Léni qui dit à un moment donné à son père « mais moi je sais pas si je serai encore en vie après 40 ans ».  Cette phrase, une mère est venue lors de la promo du livre, me dire que son fils la lui avait dite mot pour mot. Et cela s’est reproduit plusieurs fois ! Les jeunes voudraient que nous acceptions leur vision car c’est qui vont être en première ligne. Plutôt que de profiguer des paroles rassurantes et floues, ils attendent qu’on leur dise, on vous écoute, et on va faire tout ce qu’il faut, on va bouger les lignes et renverser la table. Hélas même si nous sommes nombreux à vouloir nous engager, les volontés politiques ne sont pas au rendez-vous et les logiques économiques l’emportent encore et toujours. Voilà pour quoi les jeunes ont le sentiment que nous ne parlons pas la même langue.

IN. : Eddy, le père est un homme qui a grandi avec l’idée chevillée au corps que sa réussite est le modèle à suivre…

V.T-C. : oui, c’est la réussite matérielle qui compte. Donc il faut avoir de l’argent . Il faut en avoir beaucoup, et protéger les siens, sa famille. C’est sa vision d’une vie d’homme accomplie. Il s’est construit là-dessus, c’est ce que ses propres parents lui ont transmis et ce qui est terrible, c’est qu’il ne s’est jamais interrogé sur le bien-fondé de cette vision et sur son identité profonde. Il aime profondément sa femme et sa fille mais ne voit pas que les règles ont changé. Donc lorsqu’il est ruiné, il sombre et il ment. Tout en agissant par amour en fait, très peu par ego, il croit bien faire, il espère trouver une solution pour retomber sur ses pieds. Il n’a jamais pris le recul nécessaire pour comprendre que ce que sa femme attend de lui, c’est de l’honnêteté, un rapport de confiance, et un équilibre entre eux, plus qu’un confort matériel.  Ce qu’on peut lui reprocher c’est de ne pas avoir perçu les signaux, qui, dans sa vie auraient pu l’alerter et c’est tout le propos du livre, aussi. Cet aveuglement. On regarde au travers des lunettes qu’on nous a collé sur le nez, sans jamais les soulever pour affronter la réalité et mieux comprendre le monde dans lequel on évolue. Pour Nora, il y a un glissement aussi. Elle était une jeune femme très libre et très insouciante qui a fait des études de graphisme qui se plaisait beaucoup dans son boulot avec ses copines. Puis elle va rencontrer Eddy et ils vont tomber très amoureux. Tout est très sincère, mais elle va sentir confusément qu’il y a un pacte social qui se joue là, qui répond aux règles d’un système patriarcal millénaire qui n’est pas juste.  Et pourtant, elle va abandonner son job pour accompagner sa fille. Elle perd son indépendance, son autonomie.

IN. : notre société engendre le mensonge. Tout le monde ment ici, ou se ment.

V.T-C. : c’est souvent lié à la panique. On ment parce qu’on a peur, parce qu’on ne gère plus les choses, qu’on ne les contrôle plus. On voit bien que les adultes perdent le contrôle, que tout leur échappe, et cela engendre chez les enfants un manque de confiance dans cette sorte d’exemplarité qu’on leur propose…On ment beaucoup aussi pour protéger l’autre, ne pas l’exposer au désastre intérieur qu’on subit. C’est un pieux mensonge…

IN. : d’une certaine manière, Léni est une fille en quête d’absolu, une sorte de Greta Thunberg  sur le fil… du sport

V.T-C. : en quête d’absolu, mais en se coupant du monde, en s’isolant dans la dimension, le monde parallèle du tumbling, elle se referme sur elle-même contrairement à une Greta Thunberg qui s’engage et va au dehors pour tenter de combattre.

IN. : vous êtes en contact avec une réalité terrain difficile. Cela vous guide dans l’écriture de vos ouvrages ?

V.T-C. : je suis engagée depuis plusieurs années auprès de la Fondation M6, dévolue à l’univers carcéral. Je me rends régulièrement dans des établissements de détention où je croise des hommes, des femmes, des majeurs, des mineurs. Cela agrandit la perspective et permet de rester consciente de la violence de notre société, qui n’offre pas les mêmes chances ni les mêmes garanties à chacun. C’est, en filigrane, toujours en moi.

IN. : Voltiges est pile poil dans l’actualité. Faut-il aujourd’hui écrire plus vite, parce que la société évolue plus vite ?

V.T-C. : Je l’ai écrit particulièrement vite parce que je crois que ces trois, quatre dernières années ont été quand même folles bien sûr et j’ai vu l’impact du covid, les guerres, la technologie envahir tous les domaines, le climat s’affoler, les femmes se révolter contre le patriarcat…Lorsque l’on assiste à des tels renversements, bouleversements, on est appelé par l’écriture.

IN. :  nous n’avons pas parlé de cet autre personnage principal, cet événement majeur qui survient au milieu du livre.

V.T-C. : je n’en parle pas parce que je veux permettre au lecteur de vivre pleinement l’émotion de le découvrir…

 

 

Le roman

Eddie et Nora Bauer forment un jeune couple flamboyant. À la tête d’un grand cabinet de conseil, Eddie assure à sa famille un train de vie très confortable. Quant à Nora, elle se partage entre la création de bijoux et l’éducation de Leni, adolescente promise à une brillante carrière d’athlète depuis qu’elle a été repérée par le charismatique entraîneur Jonah Sow.

L’avenir semble sourire à ces heureux du monde jusqu’au jour où Eddie apprend que son associé l’a trahi, conduisant le cabinet à la faillite. Ruiné, il fait le choix de ne rien dire à Nora, ni à Leni, et multiplie les mauvaises décisions.

Tandis que l’atmosphère familiale se dégrade, d’étranges phénomènes se produisent : des bêtes sauvages hantent les rues, des incendies rongent les collines voisines, de violentes bourrasques surprennent les habitants. Une menace plane sur la famille Bauer comme sur la ville.

Valérie Tong Cuong interroge nos choix de vie et nos renoncements à l’heure où tout vacille. Avec force et sensibilité, elle nous rappelle que les pires bouleversements permettent quelquefois à l’être humain de s’affranchir de ses peurs les plus profondes et de conquérir sa liberté.

Éditeur : Gallimard – Mars 2024
Collection : Blanche
ISBN : 2073065058

À retenir

les thématiques des romans de Valérie Tong Cuong percutent la réalité ou le futur, ou résonnent avec leur époque.
– Ferdinand et les Iconoclastes, qui prédit l’avènement de la technologie et la fin du travail – et d’un système capitaliste fondé sur des principes voués à disparaître. (avec deux citations en exergue qui vous feront sourire, l’une de Marx « Il n’existe toujours pas de théorie marxiste de la révolution et de l’état révolutionnaire dans un pays développé», l’autre de L.J Allison, président d’Oracle à l’époque « Quelquefois tout le monde a tort et on est seul à avoir raison ».

– Pardonnable, impardonnable, publié en grand format le 7 janvier 2015 – avec la Une de Charlie la semaine suivante, « Tout est pardonné »- puis présenté en finale d’un prix littéraire italien le 13 novembre 2015, puis parution en poche le 23 mars 2016 alors que le terrible attentat de Bruxelles a eu lieu la veille, le 22.
– « Par amour » revient sur l’anéantissement du Havre (par les alliés), décrivant la manière dont les civils seront les victimes collatérales du conflit, pris en étau entre occupation allemande et bombardements alliés.
Or le livre paraît au moment même (début 2017) ou Mossoul (et juste avant, Alep) vit une situation comparable (occupée par l’état islamique et bombardée par la coalition). Mêmes scènes d’exode, de ville martyre, en poussière. Depuis son abri, un professeur de français l’université de Mossoul  va échanger avec moi, et nous constaterons ensemble combien l’histoire se répète et combien le devoir de mémoire est capital.

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