3 mai 2024

Temps de lecture : 4 min

L’arrivée de l’IA dans l’industrie musicale est d’ores et déjà une révolution

Par le prisme du rap et de l’affrontement musical qui oppose actuellement les deux plus grands artistes de la planète, Drake et Kendrick Lamar, il est clair que l’intelligence artificielle est en train de redéfinir en profondeur notre manière de consommer, et même de créer, la musique. Une tendance qui devrait s’accélérer dans les années à venir avec l’arrivée sur le marché de nouveaux outils technologiques aussi surprenants… qu’inquiétants.

« Am I battling ghosts, or A.I…? » (Est-ce que je combats des fantômes ou des IA ?). Depuis l’explosion du genre dans les années 80, l’art de la joute verbale fait partie intégrante de la culture rap. Que l’on évoque les premiers face-à-face entre le rappeur Ice Cube et son groupe NWA, celui aux conséquences – supposément – mortelles, entre les deux légendes Tupac et Biggie Smalls, le duel des 90’s entre Jay-Z et Nas qui aura décerné le titre de « Roi de New York », ou même, plus récent, le combat remporté haut la main par Eminem sur son doppelgänger Machine Gun Kelly, il est clair que le hip-hop ressemble davantage à un sport de haut niveau où la compétition règne qu’à une grande camaraderie artistique.

Ce ne sont évidemment pas les récents évènements qui nous feront dire le contraire. Ces dernières semaines, le rap est en proie à un véritable pugilat qui voit ses deux plus grandes stars s’échanger coup pour coup par morceaux interposés. Un face-à-face très médiatisé entre le chanteur et rappeur Canadien Drake et l’un des plus grands lyricistes de sa génération Kendrick Lamar – vous savez déjà où se porte notre allégeance –. Le tout pour le plus grand plaisir, et divertissement, de la majorité des auditeurs.

 

 

 

Rien de nouveau sous le soleil, « juste un énième combat de coqs entre deux artistes qui ne s’apprécient guère », auriez-vous l’outrecuidance de penser. Sauf que, et comme le souligne le New York Times dans son édition d’hier : « les fans sont confrontés cette fois-ci à une question très 2024 : lesquelles de leurs diss tracks (ces chansons créées uniquement pour jeter des piques à son adversaire, NDLR) sont réelles » et lesquelles sont générées par l’intelligence artificielle (IA) ?

Règlements de comptes à O.K. Corral…

Pas plus tard que la semaine dernière, il a été confirmé que deux diss tracks divulguées dans le cadre de ce conflit étaient en fait générées entièrement par des auditeurs grâce aux IA. Le rappeur canadien en a même joué directement – tout en faisant preuve d’une certaine ingéniosité – en publiant par la suite un morceau, officiel cette fois, qui réutilise la voix du regretté Tupac, l’idole absolue de Kendrick Lamar, pour le piquer en plein coeur. Une fourberie qui conduira ce dernier à se poser logiquement cette question dans sa chanson Euphoria publiée hier sur Youtube et qui fait office de réponse à Drake : « Am I battling ghosts, or A.I…? ».

Il faut bien avouer que le rap se prête particulièrement bien à ces tours de passe-passe technologiques. Comme l’expliquait récemment C. Vernon Coleman, le rédacteur en chef du magazine de hip-hop américain XXL : « les médias spécialisés ne font généralement aucune recherche. S’ils entendent parler d’un diss track de Kendrick Lamar à l’égard de tel ou tel rappeur, ils le publient sans se poser de question » … et c’est tout l’écosystème qui se met en branle. Avant cela, plusieurs morceaux imitant Eminem, Frank Sinatra, Angèle et bien d’autres personnalités – Mbappé en a « fait les frais » ici ou – ont été publiés ces derniers mois, parfois étiquetés comme étant générés par l’IA… parfois non.

 

 

 

L’application pour les duper tous

Autant dire que ce flou artistique n’est pas près de se dissiper tant les outils pour l’entretenir se multiplient comme des singles de Taylor Swift dans le Top 50 étasunien. Le 10 avril dernier, Udio, une application qui utilise l’intelligence artificielle pour générer de la musique à partir des messages textuels des utilisateurs, à l’image de ChatGPT, arrivait pour tout casser – et reconstruire ? – derrière lui. Si l’application n’est pas la première de son domaine – Jukebox ou encore Audiocraft pointent le bout de leur nez depuis un an maintenant –, elle est indubitablement la mieux rodée… et donc la plus à même à brouiller davantage les pistes entre « supercherie » et réalité.

Fondée par des anciens de chez DeepMind, la division de Google entièrement dédiée aux applications liées à l’intelligence artificielle, Udio permet aux utilisateurs de générer gratuitement jusqu’à 1 200 chansons par mois. Concrètement : « Udio permet à tout le monde de créer de la musique en quelques instants, des musiciens de formation classique à d’autres qui ont des ambitions de pop star, en passant par les fans de hip-hop ou simplement des usagers qui cherchent à s’amuser avec leurs amis », a déclaré David Ding, cofondateur et directeur général d’Udio, au média américain Freethink (20 avril 2024). Avant de conclure, tout en se jetant des fleurs : « Alors que d’autres applications ne font que de la bonne musique d’IA, nos créations sont comparables aux meilleures chansons créées par l’homme ».

 

 

 

L’industrie en « PLS »

Pour atteindre cette – troublante – qualité musicale, et comme tous ses concurrents avant elle, l’IA sur laquelle Udio est bâtie, est entraînée avec de vraies chansons, créées par des artistes bien réels. En effet, ces applications doivent ingurgiter au préalable une grande quantité de musique pour fonctionner convenablement et les entreprises qui les développent n’ont – à ce jour – aucune obligation d’en demander la permission aux artistes et labels concernés. Encore moins de les rémunérer.

Même si les développeurs se réclament aujourd’hui du « Fair Use » (usage « légal ») pour défendre cette pratique, plusieurs procès leur ont déjà été intentés – tel qu’Universal à l’encontre de la société Anthropic – dont les verdicts à venir devraient nous permettre de combler définitivement ce vide juridique actuel. Pour revenir sur un exemple cité précédemment, suite aux menaces de poursuites juridiques proférées par la famille de Tupac à l’encontre de Drake, ce dernier s’est vu contraint de retirer de ses plateformes son titre Taylor Made Freestyle qui réutilise la voix de la légende californienne.

 

 

 

Et maintenant ?

Jeffrey Harleston, directeur juridique d’Universal Music Group, s’en faisait l’écho auprès du Congrès étasunien en juillet 2023, alors qu’il plaidait en faveur de nouvelles lois visant à protéger les droits des artistes : « La voix d’un artiste est souvent la partie la plus précieuse de son gagne-pain et de sa personnalité publique, et la voler, quel que soit le moyen, est répréhensible ».

Selon le rapport AI and Music commandé par la GEMA et la SACEM et publié en janvier dernier, le marché des IA musicales devrait être multiplié par plus de dix au cours des cinq prochaines années, générant 3 milliards de dollars de revenus d’ici 2028. En conséquence, 27 % des créateurs de musique risquent de perdre des revenus au profit de l’IA générative d’ici 2028. Le combat pour sauvegarder leurs droits s’annonce déjà bien plus féroce que celui qui oppose actuellement les deux têtes d’affiche du Rap Game

 

 

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