INfluencia : Votre coup de cœur ?
Alexandre Sap : Il est pour un film qui m’a littéralement fait pleurer. C’est « Une Vie » avec Anthony Hopkins. Mr Hopkins démontre encore une fois son immense talent d’acteur dans ce rôle. C’est l’histoire de Nicholas Winton qui a tout mis en œuvre pour sauver des centaines d’enfants juifs à Prague, promis à une mort certaine dans les camps de concentration. Au péril de sa vie, ce banquier londonien va organiser des convois vers l’Angleterre, où 669 enfants trouveront refuge. Cette histoire vraie, restée méconnue pendant des décennies, a été dévoilée au monde entier lorsqu’en 1988, une émission britannique l’invite à témoigner. Et puis soudain une personne se lève et lui dit : « Monsieur vous m’avez sauvé ». Puis une autre en fait autant, et une autre… Et en fait dans le public se trouvent tous les enfants – désormais adultes – qui ont survécu grâce à lui… Cette histoire m’a bouleversé. C’est la preuve qu’on peut être généreux sans en attendre de retour. Il l’a fait parce qu’il pensait que c’était juste.
Un jour Tahar Ben Jelloun m’appelle
Cela me rappelle une anecdote. Un jour Tahar Ben Jelloun m’appelle et me dit : « Monsieur, vous êtes le nouveau propriétaire de la Libraire des Colonnes (ndlr : librairie mythique de Tanger, fondée en 1949 par la famille Gerofi et reprise par Alexandre Sap en 2023). Quand j’étais jeune, la famille avait vu que j’avais un certain talent et tous les vendredis soir me prêtait des livres parce que je n’avais pas d’argent. Et c’est comme ça en fait que j’ai pu affirmer mon style littéraire et d’une certaine manière devenir l’auteur que je suis aujourd’hui ». C’est la preuve que chacun à sa petite échelle peut changer le monde. Mon engagement sur le livre n’est donc pas anodin, ce n’est pas un effet de mode. Je suis rentré en mission. Je veux aujourd’hui mettre un livre entre les mains de chaque enfant qui rentre dans nos librairies. Nous ne sommes pas des simples « libraires », nous sommes des passeurs. Je viens ainsi de monter une petite association au sein de la Cité radieuse- Le Corbusier à Marseille (ndlr où se trouve la librairie Rupture-Imberton reprise par Alexandre Sap en 2022). Au huitième étage, il y a une école maternelle et je viens de signer un accord avec le maitre d’école pour y faire des ateliers de lecture .
IN. : Et votre coup de colère ?
A.S. : Il est contre les tablettes et les smartphones. On vit dans un monde où nous sommes totalement centrés sur nous-mêmes. Nous avons des milliers d’abonnés et de faux amis sur les réseaux sociaux mais en réalité nous n’avons jamais été aussi isolés. Et en fait, je pense que la société est en train de rentrer dans une profonde dépression liée à cette hyper addiction. J’ai une enfant de 4 ans et nous lui avons formellement interdit les écrans et elle nous a dit l’autre jour : « j’ai compris que les tablettes, ce n’était pas bien et qu’il valait mieux lire des livres ». J’espère que le Président de la République et le premier ministre vont pouvoir légiférer sur l’interdiction des téléphones à l’école car on est en train de tuer toute une génération. Je voyage beaucoup, et je vois dans le TGV par exemple, que plus personne ne lit de livre, ou ne s’adresse à son voisin. Tout le monde est sur son portable. Bien sûr c’est une révolution et un progrès technologique important. Mais en fait, je pense que c’est aussi le début de la décadence
Kofi Annan m’a expliqué le sens de la patience et du temps long
IN. : La personne ou l’événement qui vous a le plus marqué dans votre vie
A.S. : C’est Kofi Annan, qui était d’une grande humanité et d’une grande sagesse (ndlr : Alexandre Sap avait lancé en 2009, la campagne initiée par l’ancien Secrétaire général des Nations unies et Prix Nobel de la paix « Tck Tck Tck Time for Climate Justice » récoltant 17 millions de signatures en lançant la première pétition musicale mondiale). A l’époque j’étais peut-être un peu naïf, je me sentais en mission. Quand je lui ai demandé si la situation allait s’améliorer grâce à cette campagne, il a regardé David ( ndlr : David Jones, alors global CEO de Havas ) et lui a demandé : « mais tu ne l’as pas prévenu que rien n’allait changer » ? Et là je me suis littéralement effondré. Je suis rentré chez moi, j’ai pris ma femme dans mes bras et j’ai pleuré. Il a alors senti que j’étais bouleversé et m’a dit : « tout ce qu’on a fait pendant 6 mois est important, l’action est essentielle. Cela a permis de semer une graine, mais tu dois accepter qu’on ne peut pas avoir de résultats immédiats ». Il m’a expliqué le sens de la patience et du temps long dans l’engagement politique. Et cela m’a marqué dans toute la suite de ma carrière.
IN. : Votre rêve d’enfant
A.S. : Je viens d’une famille d’ouvriers. Quand mon père gueulait sur ma mère, je mettais un casque, je montais le son et j’écoutais Miles Davis. Et en fait la musique m’a sauvé la vie. A 18 ans et un jour, je suis parti de cet enfer. Je voulais être un acteur de la musique. J’étais trompettiste – je lis la musique en sept clés. J’ai même été premier prix de conservatoire à Perpignan – Mais je suis très exigeant, surtout avec moi-même et quand j’ai compris que je ne serais jamais Miles Davis, je me suis dit que ce n’était pas grave. J’ai eu la chance de travailler sur Taratata en 1993 en tant qu’ingénieur du son. Cela m’a plu et c’est comme cela que je suis rentré dans la musique et que j’ai trouvé ma vocation : faire connaitre et rendre célèbre ceux qui étaient bons. J’ai ensuite monté en 1997, la maison de disque indépendante Recall qui a signé des artistes comme The Servant, Thomas Dybdahl, Grand National, Mylo, Jeff Buckley, Fires Of Rome et Dan Black. Puis, plus tard, dans mon métier de publicitaire j’ai collaboré avec Lou Reed, Marion Cotillard, Jay Z ou Lady Gaga. Donc mon rêve d’enfant je l’ai réalisé, et plus loin que je ne l’espérais.
J’ai toujours eu le syndrome de l’imposteur
IN. : Votre plus grande réussite (en dehors de la famille et du boulot)
A.S. : C’est d’avoir réussi, à monter dans un ascenseur social qui m’était interdit, alors que je suis fils d’ouvrier de Narbonne. Mon père, lorsqu’il est mort m’a dit deux choses : « Alex, ne vote pas socialiste, le rêve mitterrandien, j’y ai cru, il nous a trompé cela ne marchera jamais. Et ne travaille pas à l’usine ». Ça m’a marqué. J’ai toujours eu le syndrome de l’imposteur. J’ai eu une vie hallucinante, patron de maison de disque à Paris et à New York, associé avec Vincent Bolloré, j’ai appris la publicité et l’entreprenariat auprès de David Jones, j’ai écrit 3 livres** avec Jacques Séguéla, puis travaillé avec de nombreux artistes internationaux dans le monde entier. Et à chaque fois je me suis dit : « tu n’es pas légitime, ils vont te démasquer »…
Ne me faites pas une péniche
IN : Votre plus grand échec
A.S. : Mes échecs sont salutaires car ils sont l’objet de ma réinvention. En France ils sont considérés comme une honte alors qu’aux Usa ce sont des moyens d’apprendre et de ne plus répéter les mêmes erreurs. Mais mon plus gros échec, tellement drôle avec le recul, c’est mon premier événement quand j’ai commencé dans le disque ! Nous avions loué une péniche pour lancer notre premier groupe, nous étions très jeunes, on sortait de Taratata et on pensait déjà tout savoir sur la science de la promotion. Nous avions mis les moyens sur la prod mais le soir même je me suis retrouvé littéralement seul au milieu de la salle de concert avec un pauvre bougre complètement bourré qui avait perdu toute dignité et qui dansait tout seul devant un groupe dégoûté. C’est devenu une expression chez nous. A chaque fois que nous lançons un événement par exemple cette semaine à la biennale de Venise, je dis à mon équipe avec un air malicieux : « ne me faites pas une péniche ! »
Je continue de penser qu’il faut garder un cœur d’enfant et une certaine naïveté
IN. : Les fautes qui vous inspirent le plus d’indulgence
A.S. : La naïveté, ou trop de gentillesse peut être considérée comme une faute ou une faiblesse. J’ai eu des grandes déconvenues émotionnelles et professionnelles car je pars du principe qu’il y a toujours du bon chez les gens et je me suis souvent planté. Mais je continue de penser qu’il faut garder un cœur d’enfant et une certaine naïveté. La bonté ne partage-t-elle pas son étymologie grecque avec la beauté ?
IN. : La plante dans lequel vous aimeriez être réincarné
A.S. : Un olivier… sur le Mont des Oliviers à Jérusalem ! C’est un endroit merveilleux. Jérusalem est une ville qui vous prend dans ses bras et vous soigne et je voudrais y monter un Rupture certainement après Athènes et Istanbul
IN.: Quelle sculpture emmèneriez-vous sur une île déserte ?
A.S. : Sans hésitation un mobile de Calder. Je suis fasciné par cet artiste car ce sont des structures mobiles et donc d’une certaine façon monolithiques mais qui changent en fonction évidemment du vent. J’aime les œuvres en mouvement mais qui ne sont pas mécaniques où il y a une interaction avec le monde. C’est aussi un peu ma vie, je crois en la providence. J’ai toujours été poussé par l’air du temps
* l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’« À la recherche du temps perdu »
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L’actualité d’Alexandre Sap
- A arrêté Rupture Paris pour se concentrer sur Tanger, Venise, Marseille. Il ouvre Athènes l’année prochaine. Ensuite veut aller « vers l’orient ». Aimerait ouvrir Jérusalem et Alexandrie
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- Fait une levée de fonds en France