INfluencia : Votre coup de cœur en ce moment ?
Alex Jaffray : j’ai vu cet été le film « Oppenheimer » – je suis un grand fan de Nolan – et Ludwig Göransson, avec qui il avait déjà collaboré a composé une musique « dingue » qui vient de gagner un Golden Globe pour la meilleure musique de film. Et je pense qu’il aura l’Oscar. Sa musique nous fait ressentir exactement qui est Oppenheimer aux différents moments de sa vie, le morceau phare qu’on entend beaucoup sur Internet et qui s’appelle « can you hear the music » est génial. Quand Niels Bohr l’interroge : « Pouvez-vous entendre la musique, Robert ? » il demande essentiellement si Oppenheimer a une compréhension profonde et intuitive des mathématiques utilisées en physique, et pas seulement la capacité d’effectuer des calculs ou de résoudre des équations mécaniquement. Et tout est dit dans ce morceau, avec un thème au violon qui change de tempo, qui accélère et qui est doublé ensuite par des éléments électroniques plus actuels. Je pourrais en parler des heures.
S’il ne reçoit pas l’Oscar, c’est qu’en face il y aura une sorte d’hommage posthume ou qu’on voudra récompenser quelqu’un pour l’ensemble de sa carrière. Pour moi c’est la seule raison qui justifierait qu’il ne l’ait pas.
Le « mal séché » : un phénomène grave…
IN. : Et votre coup de colère ?
A.J. : La colère, c’est compliqué. Je pourrais bien sûr parler du conflit israélo-palestinien. Je pourrais aussi rappeler cette phrase très juste de Tahar Ben Jelloun : « Un homme en colère est un homme qui n’a pas su dire non et éprouve, en plus, le remords de ne pas l’avoir fait ».
Mais puisque vous me donnez la parole, je voudrais attirer votre attention sur un phénomène grave, dont on ne parle pas assez : ce que j’appelle le « mal séché », c’est-à-dire les gens qui ne font pas bien sécher leur linge. Et quand je suis au cinéma, assis à côté de quelqu’un comme cela, l’ensemble de mon cerveau est focalisé sur cette odeur, ça me tue le film. Je ne peux plus me concentrer. C’est horrible…
En 24 heures, on est tout en haut et puis tout en bas.
IN. : La personne ou l’événement qui a le plus compté pour vous
A.J. : la première personne c’est Roger Molina qui était le responsable des bandes annonces à Canal + dans les années 80. Un jour je lis dans un magazine – à l’époque Canal + éditait des magazines papier – qu’il déclare qu’il galère toujours pour trouver des bandes annonces. Pour moi qui rêvais de faire de la musique, c’était une opportunité énorme. Donc je fais des maquettes de bandes annonces pour du rugby et du football américain – j’avais même mis quelques blagues sur la jaquette -. Et je lui envoie une cassette – eh oui, les CD n’existaient pas encore, il y avait des dinosaures dans Paris, Marcel Proust était encore vivant…-
C’était pour moi un peu une bouteille à la mer. Et incroyable, un jour, il me rappelle ! Et voilà, ce monsieur m’a donné la possibilité de faire ma première musique qui était la bande-annonce pour le football américain. Et cette rencontre a changé ma vie parce que d’un seul coup je me suis dit que c’était possible.
Les autres moments importants dans ma vie, ce sont les discussions avec les grands compositeurs comme Hans Zimmer ou Ennio Morricone que j’ai eu la chance d’avoir rencontrés et qui m’ont permis de me rendre compte qu’ ils avaient – certes dans des proportions qui n’ont rien à voir avec moi – les mêmes problématiques. C’est-à-dire la deadline, le risque d’être viré du jour au lendemain, de réaliser des chefs d’œuvre alors que finalement ce n’est pas leur musique qui est choisie pour le film, etc. Hans Zimmer raconte cette anecdote : il gagne un Oscar pour le « Roi Lion », et le lendemain, il doit présenter à Jerry Bruckheimer et Tom Cruise la musique de « Days of Thunder ». Après une nuit de célébration il arrive à 10h au studio et Bruckheimer lui dit que ce qu’il a écrit est nul ! En 24 heures, on est tout en haut et puis tout en bas. Morricone s’est fait remercier sur des compétions, tout Ennio Morricone qu’il est. Il devait faire la musique de « l’As des As » et c’est Cosma qui l’a emporté.
Alexandre Desplat dit qu’être compositeur est un métier de grande humilité parce qu’on est vraiment dans l’ombre. Il m’a raconté que lorsqu’il avait commencé à travailler aux Etats-Unis, un jour il s’était fait virer d’un film. Immédiatement plein de compositeurs américains lui ont envoyé des messages quasiment de félicitations, lui disant : « ça y est, tu fais partie des nôtres ».
IN.: votre rêve d’enfant ou si c’était à refaire
A.J. : Je ne sais pas si c’est moi qui poursuis mon rêve, ou si c’est lui qui me poursuit. J’étais dans un milieu plutôt modeste, sans culture de musique de film mais, j’ai toujours voulu écrire de la musique pour l’image. Quand j’étais jeune, j’habitais chez mes grands-parents et j’écoutais la musique du « cinéma du dimanche soir » – sur TF1 – écrite par Vladimir Cosma, qui pour moi est ma Madeleine de Proust. Cela voulait dire la promesse d’un film dont je n’avais le droit de voir que la première demi-heure parce qu’il y avait école le lendemain. Pour moi le générique était un peu comme l’entrée dans l’arène des gladiateurs. Même encore maintenant, cela me fait frissonner.
En fait, si c’était à refaire, je n’aurais pas fait autre chose, peut-être un peu plus vite. Le fait d’être autodidacte et d’avoir appris plus tard, ça prend du temps. Mais j’ai eu une chance inouïe.
Ma plus grande fierté, est d’avoir dépassé ma peur et d’être monté sur scène.
IN.: Votre plus grande réussite (en dehors de la famille).
A.J. : Compositeur, c’est un métier extrêmement solitaire. Alors ma plus grande réussite c’est d’avoir monté une équipe de valeureux guerriers avec mes deux associés, Domitille Mahieux et Gilles Facerias et d’avoir créé Start- Rec il y a 20 ans. Pour moi dans une réussite, il y a quelque chose d’imprévu. Je n’aurais jamais programmé d’être à 56 ans, à la tête d’une boîte avec une vingtaine de personnes. Et je suis fier de me dire qu’il y a des gens, qui grâce à leur travail ici, achètent des appartements, partent en vacances, et font même des enfants… On va peut-être avoir les premiers bébés Start-Rec cette année.
Sur un plan plus personnel, et cela vient de l’enfance, j’ai peur de jouer de la musique en public, mais c’est une peur proche de la tétanie. C’est pour cela que j’ai décidé d’être compositeur. Un compositeur écrit de la musique et d’autres gens bien plus doués que lui la jouent. On ne joue pas devant des gens, c’est assez rare, on pianote et c’est tout. Et c’est vrai que quand j’ai rencontré Philippe Etchebest et quand il m’a dit en 2018: « viens dans mon groupe, on va jouer devant mon resto à Bordeaux pour la fête de la musique », je pensais qu’on allait jouer seulement devant 500 personnes. Déjà je paniquais. En fait, il y en a eu 6000… (Ndlr : le groupe de rock de Philippe Etchebest s’appelle « Chef & the Gang », et comprend deux guitaristes, un chanteur, un bassiste, Philippe Etchebest à la batterie et Alex Jaffray au clavier). Et comme ça marchait bien, on a joué ensuite aux Eurockéennes devant 20 000 personnes, au Hellfest… J’avais les genoux qui se touchaient tellement j’avais peur. Et je crois que ma plus grande fierté, c’est d’avoir dépassé cela et d’être monté sur scène. Mais il ne faut pas croire que je suis détendu. A chaque fois tout le monde me dit : « tu joues bien ». Alors, oui, je joue bien et je fais le malin, mais je travaille comme un malade. Et je continue à me faire des nœuds au cerveau…
Je n’ai pas fait la musique. C’était « L’arnacoeur »…
IN. : Et votre plus grand échec
A.J. : cette interview… (rires). En même temps j’ai évité une séance chez le psy (nouveaux rires).
Sinon, je pourrais vous dire que je ne sais pas cuisiner et ce n’est pas terrible quand on est pote avec Philippe Etchebest. Mais plus sérieusement, j’ai connu un vrai échec. Pascal Chaumeil était un immense réalisateur de pub, que j’ai rencontre à l’époque où il travaillait chez Luc Besson et j’ai fait la musique de son premier court métrage en 1995 « Des hommes avec des bas« . On s’est ensuite croisé de temps en temps et j’ai fait quelques musiques de pub avec lui. Un jour il m’appelle : « j’aimerais bien avoir ton avis ». Je regarde le film, c’est son premier long-métrage, une sorte de romcom, plutôt bien fait, avec Vanessa Paradis et Romain Duris. Pascal me demande de lui faire des propositions de musique. C’était à une période personnelle compliquée de ma vie, j’avais aussi beaucoup de travail, bref pas le meilleur moment. Un peu comme lorsqu’on va chez Guy Savoy mais qu’on n’a pas faim, on n’en profite pas. Donc je compose deux ou trois trucs mais pas dingues, je n’y mets pas toute mon âme. Et finalement je n’ai pas fait la musique. C’était « L’arnacoeur »… Comme Pascal est un type formidable, j’ai quand même supervisé la musique et fait quelques arrangements sur la scène finale et quelques musiques additionnelles.
Avoir trois oreilles, ça pourrait être intéressant.
IN.: si vous deviez vous transformer en un personnage de Disney, quel serait-il ?
A.J.: dans le film Toy Story, il y a une scène culte où des martiens tous identiques, avec trois yeux sont dans une sorte de distributeur. Et quand on met une pièce, la pince attrape un de ces petits aliens. Et celui qui est tiré dit : « le grappin m’a choisi. Adieu mes amis, je vous quitte pour monde meilleur ». Je me dis souvent que si on avait trois yeux mais surtout trois oreilles, ça pourrait être intéressant… J’aimerais avoir cette phrase comme épitaphe : « le grappin l’a choisi, et il part vers un autre monde ».
Mourir bien habillé et renversé par une Jaguar.
IN.: comment aimeriez-vous mourir ?
A.J.: Pas comme un poids pour les autres J’aimerais mourir comme Madame Rosa dans « La vie devant soi », dans ce qu’elle appelle son « trou juif », la cave qu’elle s’est aménagée dans la crainte de nouvelles persécutions. Romain Gary avait d’abord pensé intituler son roman : « La Tendresse des pierres » et je trouve cela très beau.
Pour faire une réponse plus gaie, comme je roule en scooter, je ne voudrais pas me faire renverser par une voiture pas terrible ou très vieille, genre une BX, le jour où je ne suis pas très bien sapé. Je pense que la mort c’est l’after show de la vie. Tu pars en coulisse, mais si tu arrives habillé avec des vêtements moches et écrasé par une BX, ça ne le fait pas. Donc je préférerais quitter ce monde plutôt bien habillé et écrasé par le conducteur d’une Jaguar qui ouvrirait la porte et dirait « désolé ». Et je répondrais « ce n’est pas grave, j’adore votre voiture » et je mourrais… Ou encore mieux tamponné par la DeLorean de « Retour vers le futur »…
IN.: Qu’emporteriez-vous sur une île déserte ?
A.J. : je viendrais… avec une île déserte de poche bien sûr. Comme cela, il y aurait deux iles désertes et quand je me fâcherais avec moi-même, j’irais sur l’autre que j’aurais aménagé un peu différemment. Et puis si j’ai des amis qui passent, j’ai une île déserte de réception, et ils ne viendraient pas s’incruster chez moi…
*l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’« À la recherche du temps perdu »
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L’actualité de Alex Jaffray
- Pour le teaser de la nouvelle R5, Start-rec a réussi à utiliser la musique des Daft Punk.
- Le son d’Alex, des petites pastilles de 3 minutes, tournées dans un studio d’enregistrement, qui décortiquent les tubes avec expertise et humour. Et depuis 2018 un spectacle qui a fait le tour de France : il reste une quinzaine de dates, et en septembre c’est fini. « Cela a été une des plus belles expériences de ces de ces 10 dernières années une heure et demi où on embarque des gens, on raconte des histoires. C’est très addictif. C’est de l’héroïne pure, explique Jaffray. Ce n’est pas mon métier. J’ai fait cela pour faire marrer mes potes. Et finalement j’ai joué 150 fois et c’est complet quasiment tout le temps. Je mesure ma chance. Une musique, une fois qu’elle est écrite, elle ne bouge plus. Ce qui est fascinant dans un spectacle, c’est que c’est toujours différent, Ça dépend évidemment de soi, mais aussi du public, du lieu, de l’ambiance… »
- Il est chroniqueur sur Télématin sur France 2 une fois par semaine