INfluencia : Quelles sont les motivations qui vous ont poussé à publier cet ouvrage ?
Jérémy Clédat : Nous n’avions encore jamais réalisé une telle étude. Comme vous le savez peut-être, Welcome to the Jungle est un animal vivant et hybride. A côté de notre plateforme qui relie les recruteurs et les candidats, nous avons développé un média qui emploie une cinquantaine de collaborateurs et qui a pour but d’étudier le monde du travail. Nous souhaitions depuis un moment aller plus loin et faire de la prospective. Vous avez certainement remarqué que les transformations du marché du travail se sont accélérées depuis 2020 et nous avions envie d’étudier ces changements de plus près. Nous travaillons également beaucoup avec les professionnels des ressources humaines et ces derniers nous répétaient sans cesse qu’ils manquaient de données et d’études pour mieux appréhender les évolutions à venir du monde du travail. Cet ouvrage est destiné à répondre à leurs attentes.
IN : Comment avez-vous préparé ce livre ?
J. C. : Nous avons mis en place une équipe dédiée qui a travaillé à plein temps sur ce projet. Nous avons interrogé une centaine d’experts, de professionnels, d’entreprises et de chercheurs pour avoir leurs éclairages et leurs visions sur l’avenir du monde du travail. Notre objectif était, bien évidemment, de décrire les tendances à venir mais aussi de donner de nombreux exemples concrets afin d’illustrer nos propos. Je pense que nous y sommes parvenus.
IN : Quelles sont les principales tendances que vous avez relevées et qui ont retenu votre attention ?
J. C. : Il y en a plusieurs. Certaines sont plus surprenantes que d’autres. Parmi les tendances les plus attendues, la semaine de 4 jours est un exemple parfait. On en parlait peu il y a encore quelques années de cela mais on a senti cette année un réel engouement à son sujet. Les quelques entreprises qui l’ont testé en France ou à l’étranger ne sont pas revenues en arrière ce qui tend à prouver que ce modèle fonctionne. Nous sommes les premiers à en être persuadé car nous pratiquons nous-mêmes la semaine de 4 jours. Je suis convaincu que ce concept est adaptable à tous les types d’entreprise et à tous les secteurs mais il est nécessaire de tenir compte des spécificités de chaque société. Il faudra peut-être 10 ou 15 ans pour voir ce modèle se généraliser mais il est préférable de prendre son temps plutôt que d’imposer la même règle à tous et au même moment comme ce fut le cas avec les 35 heures.
IN : La « croissance raisonnable » est une autre tendance attendue que vous détaillez dans votre ouvrage…
J. C. : En effet mais nous n’avons pas étudié cette tendance sous l’angle environnemental mais en analysant les conséquences qu’elle va avoir en termes d’organisation des entreprises. Il est impossible de croître indéfiniment dans un monde aux ressources finies, et alors que la sixième limite planétaire (celle de l’eau) a été franchie, revoir notre modèle économique au prisme d’une croissance plus raisonnée et raisonnable apparaît comme essentiel. Mais quel modèle privilégier pour sortir de l’imaginaire économique de l’accumulation et de l’hypercroissance ? Grâce à quelles ruptures concrètes, voire radicales, peut-on accepter que l’entreprise n’ait pas comme finalité unique le profit ? Et comment suivre cette transition sans ruiner son business pour autant ? C’est à ces questions que nous tentons de répondre.
IN : Et quid de l’essor de l’intelligence artificielle dans le quotidien des entreprises ?
J. C. : L’impact de l’IA sur les RH va être important. À chaque nouvelle révolution technologique, la crainte de l’obsolescence humaine face à la machine refait surface. L’arrivée en fanfare de ChatGPT n’a pas échappé à cette règle, laissant craindre à de nombreux travailleurs la perte de leur emploi, voire la disparition de leur métier. Depuis, pas un jour ne se passe sans que l’on redessine un monde du travail méconnaissable. Mais qu’en est-il vraiment ? Derrière la montée en puissance de l’IA, il n’y a, en réalité, pas de fatalisme mais des choix et des orientations stratégiques. Pour faire de son entreprise une structure augmentée, il faudra assurer la meilleure complémentarité entre l’homme et la machine. L’IA est un faux ennemi.
IN : Quelles tendances détaillées dans votre ouvrage vous ont-elles surpris ?
J. C. : Le travail asynchrone est certainement l’une d’entre elles. Depuis la pandémie, les gens ont pris goût au télétravail mais les entreprises sont de plus en plus nombreuses à demander à leurs collaborateurs de revenir au bureau. Cette année, le nombre d’offres d’emploi postées sur notre plateforme qui proposaient du télétravail a diminué alors que les annonces qui acceptent que le salarié reste chez lui une partie de la semaine sont deux fois plus lues que les autres. Mais à force de flexibilité, n’a-t-on pas trop délaissé le travail synchrone, celui où l’on travaille « vraiment » ensemble ? Les demandes de retour express au bureau et la réduction voire la suppression des possibilités de télétravailler ne sont-elles que l’expression d’une volonté présentéiste ou l’excuse maladroite d’un désir de renouer avec davantage de synchronicité ? La question, qui n’est pas évidente, à laquelle les employeurs vont devoir répondre est de trouver le bon dosage entre travail synchrone et asynchrone.
IN : Vous dénoncez aussi une crise durable du management…
J. C. : Nous avons décelé un véritable bouleversement concernant le sujet du management. Pour faire simple, de moins en moins de personnes acceptent des postes de managers de nos jours. Ce boulot est trop dur, aussi bien en termes de performances à atteindre que d’implication au quotidien. Toujours plus agile, le manager se doit d’être à la fois un leader capable de donner du sens, un moteur pour son équipe, un expert dans son domaine de prédilection, un fin psychologue capable de détecter les signaux faibles… Cette mission est quasi-impossible. Une solution pourrait être de privilégier le multi-management et sa division des tâches entre plusieurs managers spécialistes plutôt que de chercher un manager généraliste.
IN : A qui est destiné cet ouvrage que vous vendez au prix de 399 euros et combien pensez-vous en écouler ?
J. C. : Ce bel ouvrage s’adresse principalement aux professionnels des RH et aux dirigeants d’entreprise. Nous aimerions en vendre environ 500 exemplaires. Il ne s’agit donc, en aucun cas, d’un centre de profit pour nous.
IN : Ce livre est le premier d’une longue série ?
J. C. : Nous souhaitons en effet éditer une nouvelle édition chaque année. Nous prévoyons également de faire des ouvrages similaires sur d’autres pays. Nous devrions commencer dès 2024 avec les États-Unis ou le Royaume-Uni. Le marché du travail n’est pas le même partout. Étudier les différences peut être utile. Les sujets liés à la diversité et à l’inclusion qui sont au centre des débats en Amérique du Nord pourraient notamment devenir important chez nous dans les années à venir.
