Pour le dire autrement, l’individu créatif intelligent n’est-il pas celui qui est naïf au moment de la création de son œuvre ? Si chaque artiste avait connaissance et conscience de l’ensemble des œuvres les plus abouties et les plus reconnues dans leur ingéniosité, pourrait-il seulement écrire, composer, dessiner, sculpter, danser ou écrire des articles pour INfluencia ?
Je nourris une passion pour la musique dite mathématique, celle du grand Jean-Seb Bach. Une musique découverte, enfant, au hasard d’un enterrement.
Comme le clamait la chanson des coupes du monde avec fin heureuse, « First I was afraid, I was petrified », le créateur serait absolument pétrifié, terrifié et immobile, incapable de composer son œuvre singulière, persuadé qu’elle n’égalerait en rien celles dont il aurait connaissance. Je partage ici une expérience créative d’enfance et de méconnaissance. Je nourris une passion pour la musique dite mathématique, celle du grand Jean-Seb Bach. Une musique découverte, enfant, au hasard d’un enterrement. Ces compositions qui répètent savamment un même motif mais qui évoluent harmoniquement vers des chefs-d’œuvre inégalés, comme son prélude n°1. Œuvre martyrisée par tant d’apprentis pianistes. Étant enfant un piètre pianiste, sur le piano des voisins, je m’amusais à répéter ad libitum les deux premiers accords de ce prélude. Imaginant ainsi créer un genre musical inédit, une musique hypnotique et satisfaisante par sa simplicité. Et puis, un jour, j’ai découvert la musique de Philipp Glass, chef de file de la musique minimaliste. C’était exactement ce que j’avais blotti secrètement au fond de l’oreille, j’ai eu envie de brûler le piano des voisins. Par chance, j’ai découvert cet immense compositeur tardivement, me laissant bercer suffisamment longtemps de la douce illusion d’avoir été touché par la grâce afin d’apporter au monde un genre musical inédit.
Ce jour de 82 où j’ai découvert la musique de Philipp Glass sur le film Koyaanisqatsi, j’ai découvert un génie et j’ai perdu, au même instant, une part de naïveté. C’est ce qu’on appelle un marché de dupe. Un pacte Faustien, on gagne peu et on perd beaucoup. Bond dans le temps de quelques années, retrouvons notre créateur sur commande immunisé contre le virus tétanisant de la connaissance. Un créateur sur commande : un artiste qui a vendu son âme au diable en 3 fois sans frais pour faire la promotion de marques. Et bien, ce créateur sculpte sa création autour des contraintes fortes, ce qui le distingue de l’intelligence artificielle. Elle qui n’a connu ni le doute, ni les caprices d’un réalisateur aussi versatile que le brief initial, ni la frustration d’avoir un piano uniquement chez les voisins. Le créateur place toute son intelligence sur l’intégration de ces contraintes ce qui va rendre son œuvre unique.
Ce jour de 82 où j’ai découvert la musique de Philipp Glass sur le film Koyaanisqatsi, j’ai découvert un génie et j’ai perdu, au même instant, une part de naïveté.
Bref, revenons à notre idée de départ. Faut-il se couper volontairement des créations passées afin de stimuler sa propre naïveté et pouvoir créer en toute innocence ?
Même si, ne nous mentons pas, cette position d’innocence, vierge de toutes connaissances, ne l’est pas vraiment. C’est une vision conceptuelle, que seule la méditation intensive ou l’absorption de substances illicites permettent d’atteindre.
Je plains cette intelligence d’artifice qui connaît tout, voit tout et subodore même ce que vous allez lui demander en terminant vos sms. Elle sait déjà que l’œuvre que vous allez créer existe, elle connait déjà tous les maîtres de la musique minimaliste.
Elle n’aura jamais cette page blanche intellectuelle, ce reset global, comme dirait le chanteur abandonné, ce « vide dans sa tête ». Et malgré ce poids de la connaissance, elle continue de créer. Respect.