IN. : Petite, vous vivez à Sait Brieuc, votre parcours est brillant, vous avez plusieurs passions, centres d’intérêt… Art, enseignement, musique, littérature…
Carole Boinet. : J’ai fait une prépa littéraire Khâgne-hypokhâgne au lycée Châteaubriand à Rennes, et je me destinais plutôt aux métiers de l’enseignement, j’étais très intéressée par le fait d’être professeure d’université, de faire une thèse… J’ai donc fait une licence de lettres modernes, puis un Master 2 de culture visuelle en anglais à Paris VII. Je travaillais beaucoup sur le cinéma, sur les arts plastiques entre les XIXe et XXIe siècle. Quand il a fallu bifurquer vers une thèse, j’ai été rattrapée par une envie que j’avais depuis toujours: celle de raconter le temps présent.
IN. : vous aviez déjà expérimenté le journalisme dans votre adolescence?
C.B. : en fait, à Rennes, j’avais monté avec deux copines, un fanzine principalement dédié à la musique qui laissait une large place à la photographie, et au graphisme. Il s’appelait Mademoiselle Age bête. J’avais adoré cette expérience.
Et puis c’est vrai, nous avions aussi monté un blog avec un copain sur Tumblr, Foggy Girls Club, où une fois encore, on parlait de musique. Cette appétence pour la musique et pour le récit de notre monde cohabitaient depuis toujours et vraiment quand le moment est venu de plonger côté thèse, je ne me suis plus vu bosser un même sujet pendant 7 ans. J’’ai donc bifurqué vers le journalisme.
IN. : Vous avez aussi une famille très « musique »… très rock même. Vos parents ont créé le festival pluridisciplinaire Art Rock, à Saint-Brieuc, en 1983. Vous-a-t-elle influencée ?
C.B. : vers le journalisme je ne crois pas, vers la culture c’est certain oui. J’ai découvert la musique, le théâtre, la danse, les arts visuels via mes parents. On écoutait Björk et Daft Punk ensemble à la maison quand j’étais au collège. Mais aussi les Beatles, le Velvet Underground, Bowie, Patti Smith, Philipp Glass, Brian Eno, Roxy Music…. Je piochais dans leur discothèque de façon instinctive. Ils ne me disaient pas quoi écouter, ni quoi voir. C’était très libre, très fun comme approche. C’est aussi avec eux que j’ai découvert Decouflé, la Fura Dels Baus ou Olivier Assayas qu’ils invitaient sur le festival.
IN. : évidemment vous êtes une perfectionniste et vous refaites des formations …
C.B. : Oui, j’ai fait un autre Master 2 de journalisme bilingue anglais français à Paris 3. Et ensuite, j’ai enchainé des stages à Libération, Rue 89 et aux Inrocks. J’ai ensuite été nommée rédactrice en chef adjointe et puis maintenant, je suis directrice de la rédaction.
IN. : un beau parcours cohérent. Comment expliquez-vous le choix des Inrocks puis votre attachement qui ne se dément pas malgré une culture d’origine très masculine (JD Beauvallet, Christian Fevret, Emmanuel Tellier, Serge Kaganski, Gilles Tordjman, Christophe Conte, Arnaud Viviant) ?
C.B. : C’est une histoire de passion je crois. J’adore vraiment ce magazine parce qu’il incarne encore aujourd’hui un endroit de liberté. En termes de sujets, d’écritures, de prises de risque éditoriales. Le magazine Les Inrocks représente un espace très créatif, qui correspond à une dimension que je cultive depuis toujours. J’aime organiser des entretiens croisés entre des gens que rien ne relie forcément, bouleverser la structure d’un magazine, confier les clefs d’un numéro à un artiste… Les Inrocks permettent vraiment ce type de liberté, cette opportunité de jouer avec la forme même du magazine, mais aussi sur le site, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des médias.
Le sexe m’est apparu très tôt comme un terrain hyper politique. Il fallait que je m’y intéresse, que je le questionne, que je le raconte. J’adore faire ce numéro.
IN. : Vous-vous occupez du numéro spécial sexe… Dans quel but ?
C.B. : cela fait plusieurs années que j’ai repris sa rédaction en chef, avant d’être directrice de la rédaction donc. C’était un prolongement de mon féminisme je crois. Le sexe m’est apparu très tôt comme un terrain hyper politique. Il fallait que je m’y intéresse, que je le questionne, que je le raconte. J’adore faire ce numéro. C’est hyper intense, passionnant, dense, et difficile aussi… Il faut trouver le ton juste, ne pas tomber dans un voyeurisme crasse, ne pas céder à la facilité, questionner les stéréotypes sans tomber dans le jugement automatique. C’est un numéro que je conçois comme un vaste appartement où plein de portes donnent sur des pièces incroyables. Parfois, elles abritent du shibari, parfois une expo de photos en noir et blanc.
IN. : Les Inrocks sont « rebelles » par nature. Qu’en est-il aujourd’hui ?
C.B. : c’est un titre qui ne ressemble à aucun autre. D’ailleurs la ligne éditoriale des Inrocks en vérité c’est tout simplement : Les Inrocks. Les Inrocks sont les Inrocks, point. Un titre atypique dans le paysage médiatique français et même international, qu’il est précieux de conserver, de valoriser. Donc oui, c’est un magazine rebelle au sens où il défend avec sincérité des gestes artistiques, où l’éditorial valide tous les partenariats publicitaires, où il y a encore cette liberté-là, cette sincérité-là. Après, s’auto-proclamer rebelle c’est un peu stupide… Aux lecteurs et lectrices de me dire si le degré de rébellion leur parait suffisant.
IN. : Pendant ces dix ans ou vous apprenez les Inrocks, beaucoup d’évolutions… Quelles sont elles, et comment les avez-vous vécues ?
C.B. : J’ai connu un hebdo sa dynamique, à la fois dans l’organisation et les sujets abordés, où évidemment, l’objectif était d’être dans l’actualité, le chaud. Culturelle mais aussi politique, sociétale. Puis ce newsmag a été transformé en mensuel culturel. Moi, j’avais été engagée dans la rubrique société et je continuais à écrire un peu en musique parce que je m’y connaissais… J’ai vraiment été au cœur de la transition entre un hebdo de news et un mensuel purement culturel…Mais en même temps, la culture raconte aussi la société. Donc ce n’est pas très dépaysant.. Et nous continuons de suivre l’actu chaude au jour le jour sur notre site, nos réseaux sociaux et dans nos newsletters quotidiennes.
Pour la couv? Je prends ces décisions de façon collective, avec la rédaction.
IN. : La parole est aux artistes. Ce choix people est votre marque de fabrique? Comment se choisit une couv des Inrocks ? Seule ? Ensemble ?
C.B. : Nous donnons principalement la parole à des artistes comme à des acteurs et actrices du monde culturel mais nous allons aussi à la rencontre de penseurs, de philosophes… Un ensemble de prises de parole qui nous permet d’aborder des questions d’ordre esthétique, artistique, mais aussi sociétale. Je prends ces décisions de façon collective, avec la rédaction.
IN. : Quelle est votre politique en matière de diffusion…
C.B. : Notre colonne vertébrale, c’est encore et toujours le magazine, le kiosque et les abonnements. Nous sommes à 35 000 exemples en diffusion. Le site internet est essentiel aussi, puisqu’il nous permet de traiter une information beaucoup plus chaude au quotidien. Nous avons environ un million de pages vues par mois sur le site.
Ces différents canaux de diffusion nous permettent d’avoir plusieurs temporalités, sans parler des réseaux sociaux, où nous sommes également très présents. Je travaille énormément notre compte Instagram par exemple. Les réseaux sont à la fois des relais d’articles, de la communication pure autour de nos événements ou de notre magazine, mais aussi de petits médias en eux-mêmes. Mon ambition est aussi de produire du contenu pour ces nouveaux acteurs, qui représentent aussi l’avenir des médias….
IN. : quel est l’ennemi public numéro UN des Inrocks ?
C.B. : (rires) notre concurrent historique, a toujours été Télérama. Oui, c’est bizarre parce que Télérama n’a pas la même ligne éditoriale que la notre et est à l’origine un programme TV. Mais dans l’esprit du public comme des acteurs et actrices du monde culturel, je pense que ce sont nos concurrents historiques.
ce qui est hyper intéressant avec le digital, c’est qu’il vient légèrement féminiser un lectorat majoritairement masculin, de 40 ans et plus, très Bassin parisien pour le mensuel.
IN. : encore aujourd’hui avez-vous d’autre concurrents?
C.B. : Comme il s’agit d’une question d’exigence, de vision de ce qu’est et doit apporter la culture, je dirais que notre format, mensuel, nos 174 pages nous rendent uniques. Après, la concurrence est un peu partout, dans Télérama, sur certains sites culturels, comme dans les pages culture de Libération, ou dans le M magazine du Monde…
IN. : Que vous permet concrètement le digital ?
C.B. : Cela dépend des plateformes, mais sur le web, on peut dire que cela se féminise. Plus de femmes que d’hommes nous suivent sur instagram, ce qui est hyper intéressant, et vient légèrement féminiser un lectorat majoritairement masculin, de 40 ans et plus, très Bassin parisien pour le mensuel. Grâce aux nouveaux usages, nous rajeunissons notre cible et la féminisons.
IN. : Cette utilisation digitale se traduit-elle par des ventes supplémentaires ?
C.B. : pas forcément, mais l’audience, et les interactions avec cette audience sont aujourd’hui primordiale. C’est ainsi qu’un titre se pérennise. Par ailleurs, Les Inrocks font beaucoup d’événementiel : Nous avons le cinéclub, Les Inrocks Ciné-Club, une fois par mois à Beaubourg. Des soirées tremplin Les Inrocks Super Club pour révéler les jeunes artistes qui se déroulent à la Boule Noire, le Festival des Inrocks que nous relançons du 27 févrierau 2 mars 2024 au Centquatre avec Les Libertines pour leur première date à Paris. Un prix littéraire, présidé chaque année par un.e auteur.trice et qui a récompensé cette année Triste Tigre de Neige Sinno sous la présidence de Lola Lafon. Donc en fait les Inrocks, c’est un magazine ok, mais aussi un écosystème !