INfluencia : Votre coup de cœur ?
Thomas Jamet : il est peut-être inattendu mais c’est Taylor Swift. Elle est en train littéralement de révolutionner tous les codes de la musique et même de la culture au sens large du terme. C’est l’artiste qui marche le mieux dans le monde mais elle a fait quelque chose qui est de l’ordre de l’infaisable dans l’industrie de la musique, trustée depuis des années par les grands labels : gérer sa marque et sa carrière tout en étant totalement indépendante. C’est très nouveau et aussi un signe d’espoir pour de nombreux artistes. Cette très grande business woman sait également sentir l’air du temps de façon incroyable. C’est surtout cela qui m’intéresse chez elle : cette espèce de capacité à flairer ce qui va marcher avant tout le monde, y compris dans ce qu’elle compose. Elle a plein d’univers très différents, à la fois très populaires et très pointus, et représente un peu une Amérique qui aurait résolu toutes ses contradictions : elle vient de la country, c’est-à-dire plutôt une musique de blancs, et en même temps toutes les plus grandes stars de rap ou de hip hop américaines veulent travailler avec elle. En fait, elle a réussi à faire l’unanimité sur tous les publics et elle parle de façon authentique et sincère. C’est ce qui fait son succès.
Comme je voulais comprendre le phénomène, j’ai assisté au Grand Rex au film de sa tournée « The Eras Tour », qui est la plus rentable de l’histoire de la musique. Elle fait des stades de 70 000 personnes tous les soirs depuis six mois… C’est une artiste incroyable, un mix entre Madonna, Elvis, Lady Gaga et Marilyn Monroe ! Il est aussi très intéressant, de voir à quel point les gens accrochaient. Certains dansaient, chantaient, se mettaient à pleurer… Il y a deux heures cinquante de concert et personne n’avait envie que cela s’arrête. Je n’ai jamais vu un phénomène pareil, et pourtant j’ai assisté à beaucoup beaucoup de concerts…
Les émotions négatives sont utilisées aujourd’hui sur X pour en faire quasiment un modèle économique
IN. : Et votre coup de colère ?
T.J. : Elon Musk et Twitter, enfin X. Autrefois, je passais tout mon temps sur Twitter, j’étais totalement addict. C’était plus qu’un réseau social pour moi, c’était un mode d’expression. J’y ai rencontré des gens, je m’y suis fait des amis, c’était indispensable à ma vie. Aujourd’hui j’ai passé mon compte en privé, je ne poste plus rien et je suis atterré de voir ce qu’il est en train de devenir.
C’est aussi un coup de colère contre la manière dont les émotions négatives sont utilisées aujourd’hui sur X, mais aussi sur les autres réseaux sociaux, pour en faire quasiment un modèle économique. Et une colère contre la pauvreté intellectuelle du monde aujourd’hui qui se complait dans sa misérable négativité et dans la haine sans montrer que le progrès a du bon, qu’il faut rester optimistes malgré tout et qu’il faudrait créer quelque chose de positif ensemble.
Freddie Mercury et son groupe ont changé le monde
IN.: la personne ou l’événement qui vous a le plus marqué dans votre vie ?
T.J. : Freddie Mercury, célébré il y a 5 ans par le film Bohemian Rhapsody, qui a été un succès mondial. Ce qui m’a marqué, c’est le fait qu’il a compris assez tôt qui il était et ce qu’il voulait faire. C‘est un exercice que nous devrions tous pratiquer. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’Univers et les Dieux », c’est la simplicité de la philosophie grecque. En dehors de cette espèce de force vitale qui le poussait, quelque chose m’a toujours fasciné chez lui – j’en ai souvent parlé avec le manager de Queen, Jim Beach, avec qui j’ai lancé un groupe de rock qui s’appelle Electric Pyramide – c’est cette vision stratégique que je n’ai retrouvée nulle part ailleurs. Il n’avait pas seulement une démarche artistique mais également une démarche de business, avec des moyens et des objectifs, comme si c’était une marque.
On pourrait penser que Queen, c’est futile, et lui-même en s’amusant comparait ses chansons à des rasoirs jetables. Mais en fait il a changé le monde. Il a été l’un des premiers à jouer en Amérique Latine alors que personne ne l’avait fait, en Afrique du Sud et derrière le rideau de fer en pleine guerre froide. Il a inventé le vidéo clip… Tout n’est qu’une succession d’innovations dans l’histoire de ce groupe qui a apporté une énergie positive manquant aux grandes religions.
Freddie Mercury, c’est un mélange de volonté, de hasard et de tragique qui rajoute au côté légendaire et romantique d’une personnalité que je n’ai jamais pu voir sur scène, ce que je regrette énormément. La dernière fois qu’il est venu en France, j’avais 9 ans, ce qui était peut-être un peu jeune. Quoique… Moi, j’ai emmené mes enfants à des concerts dès leur plus jeune âge. Mes parents ne l’ont pas fait, c’était une autre époque…
J’aurais pu vraiment chanter professionnellement, peut-être de l’opéra
INf. : votre rêve d‘enfant ?
T.J. : quand j’étais enfant, j’étais petit chanteur dans les manécanteries des Petits Chanteurs de Sainte Croix d’Orléans. Cela m’a donné l’occasion de faire une tournée où j’étais soliste Je l’ai beaucoup fait quand j’avais 8 ans, sans micro dans des cathédrales où il y avait 2000 personnes. J’ai fait aussi des opéras, par exemple Perséphone. J’ai chanté à Saint-Pierre de Rome devant Jean-Paul II. Après, j’ai mué lorsque j’avais 14 ans et perdu ma voix. Je me suis occupé quelques années plus tard du groupe de mon frère qui à l’époque faisait du hardcore avant de virer sa cuti pour se mettre au hip hop, puisqu’il dirige aujourd’hui les labels Believe. J’aurais pu vraiment chanter professionnellement, peut-être de l’opéra, mais la vie fait qu’on passe à autre chose. Cela m’a servi en tout cas à oublier le trac. Aujourd’hui je suis très à l’aise dans mes prises de parole en public quand il y a beaucoup de monde, même beaucoup plus qu’en petit comité.
Lorsque j’étais enfant, je voulais être ministre ou évêque. Evêque c’est raté. Ministre, je ne sais pas
IN.: votre plus grande réussite (en dehors de la famille)
T.J. : c’est d’être prof à Sciences Po Paris, l’école où j’ai fait mes études. C’est une fierté pour feu mon père, et pour moi-même aussi. Je suis arrivé là-bas en tant que boursier. Je n’avais pas de cuillère en argent dans la bouche, j’avais raté une première fois le concours et la deuxième a été la bonne. Ensuite tout s’est enchainé et j’étais comme un poisson dans l’eau. Cela fait maintenant 12 ans que j’enseigne en anglais le média et le digital aux étudiants étrangers. Sciences Po est à la fois l’excellence française, une ouverture sur le monde incroyable et également une sorte de fidélité à moi-même. Lorsque j’étais enfant, je disais que je voulais être ministre ou évêque. Evêque c’est raté. Ministre, je ne sais pas (rires), mais en tout cas, dans ces deux fonctions, il y a la capacité de travailler pour la communauté et prendre des responsabilités sur ses épaules. Et Sciences Po, c’est l’école de la science politique et de la cité au sens noble du terme.
IN.: et votre plus grand échec dans la vie ?
T.J. : j’ai un scénario de bande dessinée, écrit pendant le confinement mais que je n’ai jamais réussi à publier. C’est une sorte de thriller noir très occulte avec la figure du Diable, entre « la 9ème porte » de Polanski, « l’Exorciste » et « Chute libre » avec Michael Douglas Je n’aurai pas de répit tant qu’il ne sera pas sorti. Pourtant, j’ai frappé à plein de portes. J’ai vu deux grandes maisons d’édition qui m’ont dit que c’était trop spécial. Je suis pourtant persuadé qu’il y a quelque chose à faire, j’ai même travaillé avec un scénariste pour le découper en format de série Netflix et, là encore, on m’a répondu que c’était trop noir. Cela m’énerve. D’autant plus que, pour la petite histoire de cette histoire, le thème s’est imposé à moi comme une inspiration. Je roulais un soir entre Paris et la Savoie, je suis arrivé chez moi et je l’ai écrit d’une traite. C’était presque cinématographique car on passait d’une normalité qui était Paris jusqu’au paysage dramatique de montagnes. Il faisait sombre, puis il s’est mis à neiger. J’ai encore dans ma tête la gradation de cette histoire qui commence bien et se finit mal. Il faut que je trouve la bonne personne qui comprendra. Je n’ai pas dit mon dernier mot.
Je suis aspiré par les écrans et le mobile depuis toujours. J’essaie de me soigner mais ce n’est pas facile
IN.: Le trait que vous déplorez le plus chez vous et chez les autres
T.J. : je suis aspiré par les écrans et le mobile depuis toujours. En même temps, je suis le fruit de ma génération… J’essaie de me soigner mais ce n’est pas facile, je pense que j’y arrive mieux qu’avant. J’y ferai attention avec mes enfants, sans pour autant leur interdire. Il n’y a pas d’éthique ou de religion des écrans, un écran c’est un écran, il faut savoir bien les utiliser. C’est un outil formidable qui m’aide énormément au quotidien mais il est vrai que cela diminue l’écoute active et la capacité à être efficace.
Chez les autres, je déplore le fait que les gens ne cherchent pas à découvrir qui ils sont, au-delà de tout ce qu’on leur a inculqué. Et pourtant, trouver et vivre en accord avec qui on est, est indispensable. Il y a des moyens d’y travailler. La philosophie aide beaucoup mais le personnage du philosophe dans l’espace public a disparu et il n’y a plus hélas de grands récits philosophiques qui nous embarquent dans le numérique.
IN.: quel jeu emmèneriez-vous sur une île déserte ?
T.J. : je n’aime pas trop les jeux de société, sauf Donjons et Dragons auquel je jouais quand j’étais ado. J’inventerais plutôt un jeu ordalique, un peu comme un jeu de rôle, pour créer un système ludique et de guidance du quotidien en utilisant tout l’éco système autour de moi pour essayer de survivre sur une île déserte. J’essaierais par exemple de trouver un lien, comme dans Lost, pour contacter un avion qui passe en utilisant telle ou telle technique.
** l’Hôtel Littéraire Le Swann, situé au cœur du quartier historiquement proustien de la plaine Monceau et de Saint- Augustin, présente une collection d’œuvres originales sur l’écrivain ainsi que des pièces de haute couture, des photographies, des tableaux, des sculptures. Notre interviewé(e) pose à côté d’une sculpture de Pascale Loisel représentant bien sûr l’auteur d’A la recherche du temps perdu
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L’actualité de Thomas Jamet
- Depuis un an à la tête de l’Udecam, il a « remis le collectif au centre du jeu ». Il a réinventé les rencontres de l’Udecam qui ont lieu plusieurs fois dans l’année autour de sujets variés. Il a créé une commission « jeunes talents » qui n’existait pas avant.
- IPG Mediabrands, vient d’être certifiée pour la troisième année consécutive « great place to work».
- Le groupe de rock, Electric Pyramid, qu’il manage, doit sortir son prochain album l’année prochaine.
- Son livre «Data démocratie. Être un citoyen libre à l’ère du numérique », co-écrit avec Florian Freyssenet et Lionel Dos Santos De Sousa, est sorti aux éditions Diateino
- Il a publié il y a un an avec Marie Berginiat, « Ghost de A à Z,le dictionnaire diabolique », une biographie de ce groupe de métal suédois, aux éditions Camion Blanc, qui va être traduit en portugais brésilien et sort au Brésil.