12 octobre 2023

Temps de lecture : 4 min

TikTok engrange les profits sur notre dos… et notre santé

Depuis l’ouverture de son shop en ligne le mois dernier, le réseau social s’est doté d’un modèle économique particulièrement bien huilé dans lequel les influenceurs les moins recommandables jouent un rôle déterminent. En bout de chaine… ce sont les utilisateurs qui trinquent.

La dernière obsession de TikTok, et de son algorithme, ces dernières semaines était d’inciter les utilisateurs à se briser le visage à coup de marteau afin de « « s’embellir » ». Intitulé bonesmashing – pas besoin de longues études pour s’en méfier d’emblée –, cette pratique du XIXème siècle a d’ores et déjà amassé plus de 360,7 millions de vues… aux dépends de ses adeptes. Au début de la trend, les vidéos consistaient en une pluie de tiktokeurs partageant les résultats obtenus – soit disant – grâce à « « l’opération » ». Pommettes saillantes et menton carré à l’appui. Bien que les os humains soient en effet capables de s’adapter à n’importe quelle circonstance, les traumatismes répétitifs finissent souvent par endommager les nerfs, sans oublier les fractures et la possibilité de finir défiguré à vie. « Honnêtement, je n’aurais jamais pensé devoir dire cela un jour, mais s’il vous plaît, ne cassez pas intentionnellement les os de votre visage », implorait dans une vidéo le chirurgien plasticien – et vidéaste – Prem Tripathi.

 

 

La république des trends

Ce genre de modes loufoques, dans le meilleur des cas, ou complètement dangereuses et stupides se fraie souvent un chemin dans l’algorithme de TikTok. Il y a quelques semaines, une vague d’influenceurs inondait la plateforme pour nous expliquer que l’huile de ricin pouvait carrément prévenir toutes formes de tumeurs une fois appliquée sur le nombril. Busy Belle, l’une des plus médiatisée, avait ainsi récolté des dizaines de millions de vues et amassé 33 000 ventes en quelques vidéos. L’année dernière, des influenceurs australiens chantaient les louages d’un médicament contre le diabète pour ses vertus amincissantes appelé Ozempic. Résultat : les pharmacies du pays s’étaient faites dévalisées… et les personnes réellement diabétiques s’étaient retrouvés lésées. La viralité et l’impact de ces modes sur les comportements d’achat des utilisateurs ne sont plus à démontrer.

Certains se réjouissent du fait qu’elles ne durent jamais bien longtemps. La plume de la MIT Technology Review et de Vox, A.W. Ohleiser, rappelait récemment que « chaque fois qu’une trend attire un peu trop l’attention, les plateformes se retrouvent bien obligées d’y mettre le holà. Sans jamais oublier de souligner que, de toute façon, la majorité des utilisateurs n’avaient même pas accès aux contenus en question ». Concernant le cas que nous évoquions en début d’article, plusieurs parents et médecins s’étaient rapidement insurgés de voir leur gamin farfouiller dans la boite à outil pour se refaire le portrait. Résultat si vous cherchez aujourd’hui du contenu sous le hashtag #bonesmashing, vous aurez surtout accès à des vidéos satiriques qui déconseillent formellement de s’y risquer. L’algorithme a fait le ménage. La pression médiatique finit par redescendre, les influenceurs partent en quête de nouveaux terrains de jeux… et le cycle recommence.

 

 

À qui profite les os cassés ?

Bien consciente du marché qui lui échappait jusque-là, TikTok lançait à la rentrée son propre markeplace aux États-Unis et en Asie – en attendant l’Europe..? –. Le bien nommé TikTok Shop permet aux influenceurs d’intégrer directement des catalogues de produits « miracles » à leur profil et des liens spécifiques relatifs aux objets filmés dans leurs contenus. Leurs abonnés peuvent alors se les procurer en quelques clics et sans jamais avoir à quitter la plateforme. Une stratégie dite du social commerce, ou social shopping, qui permet « à la quasi-totalité des entreprises, quelle que soit leur taille, de consolider leur présence en ligne en offrant à leurs consommateurs une expérience d’achat plus fluide », rappelait dans nos colonnes Sandrine Préfaut, directrice générale de S4M.

Selon un rapport publié en 2022 par We Are Social, 31% des Français « ont déjà acheté un produit via un réseau social » et le chiffre grimpe à 38% pour les 18-24 ans. Pour le réseau social chinois, c’est l’aboutissement logique afin de capitaliser sur les trends qu’il a lui-même lancé. Résultat : TikTok Shop est aujourd’hui un vaste bric-à-brac de produits voués, si tout se passe comme prévu, à devenir viraux. On y retrouve des produits d’entretien bon marché pour les claviers d’ordinateur, des ustensiles de cuisine « révolutionnaires » ou des pilules detox capables de vous redonner la fougue de vos vingt ans. Tous regroupés sous l’égide du hashtag #TikTokMadeMeBuyIt.

 

Une mutation du rapport de force entre la marque et l’influenceur

Mais surtout, le shop offre la possibilité aux créateurs de réaliser des vidéos « affiliées » et entièrement dédiées aux produits qu’ils trouvent dans la boutique. Au lieu d’un parrainage rémunéré, les affiliés touchent une commission sur les ventes. Un système bien différent de l’opération sponsorisée classique telle qu’on la connait depuis des années sur Youtube. Entre un vidéaste qui intègre un segment de 30 secondes dans sa vidéo de 15mn – que la majorité de son audience ignorera de toute façon – et un autre qui contacte lui-même la plateforme pour allouer l’entièreté de son image et de son contenu à une opé commerciale, l’impact n’est pas le même. Certains influenceurs, à l’image de Busy Belle que nous citions précédemment, s’en sont rapidement servis pour monétiser des produits plus que douteux en ciblant les jeunes utilisateurs déjà bien acquis à leur cause. Pour ne rien rajouter, beaucoup d’experts ont déjà souligné que cette manière de commercialiser les produits pousse logiquement à la surconsommation.

 

 

Qu’on se comprenne, le social shopping n’est pas condamné à desservir les consommateurs. Bien au contraire : « Contrairement aux sites Internet, les réseaux sociaux favorisent une relation personnelle avec les consommateurs. Ces derniers ont bien souvent la possibilité de tester les produits virtuellement – grâce à la réalité augmentée ou la réalité virtuelle – et obtenir des réponses rapides tout en réalisant leurs achats depuis leur domicile. La preuve sociale est au cœur du social commerce et les consommateurs sont directement influencés par les avis et les commentaires laissés par les autres internautes sur les différents comptes d’une marque ». Un modèle économique qui permet à de nombreuses petites entreprises de sortir organiquement de l’anonymat du jour au lendemain.

Mais les raisons de s’en méfier sont là. On vient de les énumérer. Une crainte partagée par l’Union européenne qui prépare l’arrivée du Digital Market Act sensé fixer des règles plus strictes aux géants du numérique pour mettre fin aux abus de position dominante. La philosophie générale du texte stipule que « les plateformes ne doivent plus enfermer les utilisateurs dans des écosystèmes clos ». Exactement comme le tunnel d’achat mis en place par TikTok. En cas de non-respect des obligations du DMA, les entreprises récalcitrantes s’exposent à des amendes pouvant aller jusqu’à 10% de leur chiffre d’affaires mondial et 20% en cas de récidive. Des sanctions largement supérieures à celles prévues par le RGPD. Pour les marques qui veulent s’en saisir et les créateurs en quête – légitime – de nouvelles sources de revenu, tout dépend, comme souvent, de leurs priorités et de leur éthique.

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