INfluencia : La France est depuis quatre ans en tête du classement EY des pays les plus attractifs pour les investissements étrangers, mais les Français ont l’impression de vivre dans un pays où le contrat social s’effrite. Depuis les États-Unis, comment percevez-vous cette peur de déclassement qu’ils expriment ?
Mathilde Muñoz : Il faut se féliciter des investissements de projets étrangers, qui sont source d’emploi, de productivité et de connaissance, mais ils ne reflètent qu’une partie de la situation. Le Conseil d’analyse économique (CAE) montre que la productivité en France a décroché depuis trente ans par rapport à l’Allemagne et aux États-Unis, notamment en raison d’une chute du capital humain, avec une école dont les performances sont inférieures à celles d’autres pays1. Pas seulement parce que le niveau baisse, mais parce que la société française a beaucoup de mal à orienter les étudiants ou à offrir de bons débouchés aux talents. Une autre étude relève que la mobilité intergénérationnelle – qui marque la corrélation entre le revenu des parents et celui des enfants – est en France exactement la même qu’aux États-Unis, alors que les niveaux de redistribution sont très différents. Les inégalités des chances sont aussi deux fois plus importantes en France qu’en Suisse ou en Suède… Les Français éprouvent donc de l’inquiétude face à l’avenir.
Le sentiment de déclassement qui a émergé avec la « crise des retraites » et même avant avec les Gilets jaunes relève de tendances structurelles importantes dans la société française. C’est donc une bonne chose que des entreprises étrangères investissent en France, mais il faut aussi retrouver confiance en nos acteurs économiques pour créer nos propres richesses, devenir ou continuer à être leaders dans différents secteurs.
IN : Une partie de la population décroche et la classe moyenne est très fragilisée, au point que le président de la République a annoncé début mai que deux milliards d’euros de baisses d’impôts leur seront réservées. Vous qui travaillez notamment sur les inégalités, quels aspects vous marquent plus particulièrement sur la situation française ?
MM : La France a connu une stagnation des salaires nominaux et une baisse des salaires réels à tous les niveaux, mais en particulier en bas de la distribution. Il y a un problème dans la manière dont les gens sont capables d’utiliser la compétition sur le marché du travail pour augmenter leur salaire. L’Insee2 a d’ailleurs souligné que la prime Macron, conçue pour offrir plus de pouvoir d’achat aux salariés, s’est en partie substituée à des hausses de salaire permanentes2.
La situation est très différente aux États-Unis. Avant et surtout après le Covid, les salaires des 10 % les plus pauvres et même le salaire médian ont connu une période exceptionnelle de croissance qui n’a pas été contrecarrée par l’inflation. Un des facteurs principaux de cette hausse réside dans les tensions sur le marché du travail américain pour les emplois les moins qualifiés3. Elles ont permis d’une part de faire baisser le chômage à un niveau que les économistes ne pensaient même pas envisageable – quasiment à 2,5 % – et d’autre part davantage de mobilité vers des emplois plus rémunérateurs.
Depuis le Covid, la croissance des 10 % des salaires les plus bas, conjuguée à la mise en place d’un salaire minimum et à une politique budgétaire expansionniste, aurait eu pour effet d’annuler près d’un quart de la hausse totale des inégalités depuis les années 1980.
C’est un changement structurel qui n’a pas encore eu lieu en France. Cela pourrait pourtant assainir les rapports entre les travailleurs et les employeurs. Les entreprises doivent prendre en compte que le salaire est un échange et qu’il relève d’un processus de négociation qui détermine comment le revenu est partagé entre le capital et le travail.
IN : Le système redistributif français, qui sert largement d’amortisseur social, est-il efficace pour réduire les inégalités ?
MM : La France a un système redistributif plus élevé que d’autres pays, mais pas très progressif. Il est paradoxalement moins redistributif que celui des États-Unis, où la taxation est assez progressive et où les taxes indirectes comme la TVA sont moins nombreuses4. Le système français a aussi été fortement impacté par des réformes intervenues à partir de 2017 autour de l’impôt sur la fortune immobilière et de la flat tax sur les revenus du capital, qui ont surtout bénéficié à 1 % des plus riches5. Sur les inégalités, un autre aspect ces dernières années réside dans l’importance du capital par rapport au travail. La richesse tend à être beaucoup plus concentrée que le revenu et se transmet davantage, de sorte que les inégalités de richesse ont augmenté plus vite que les inégalités de revenus.
IN : En juillet 2022, le Cercle des économistes avait déclaré l’état d’urgence économique en France, préconisant de se concentrer à court terme sur les enjeux de l’inflation et du pouvoir d’achat. Un objectif encore plus d’actualité du fait des évolutions de ces derniers mois…
MM : Il ramène au sujet des salaires réels pour que les gens puissent continuer à consommer sans qu’une partie de la population décroche, notamment en bas de la distribution. Il faut toutefois veiller à ce que les interventions publiques préservent les bonnes incitations sans mettre en place de cercle vicieux. Face à l’augmentation des tarifs de l’énergie, la France a opté pour un bouclier tarifaire quand d’autres pays ont davantage laissé filer les prix.
L’Allemagne a subventionné les transports en commun et a essayé d’encourager plus de changement dans les comportements individuels. C’est intéressant, car la réduction de la consommation d’énergie profite aussi à la décarbonation de l’économie, un sujet toujours difficile à faire comprendre quand il passe par la mise en place de taxes qui seront ensuite redistribuées, mais qui créent elles aussi des effets d’aubaine coûteux fiscalement.
IN : Après la réforme des retraites, le travail et le rapport au travail sont le nouveau chantier du gouvernement. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
MM : Au moment de la réforme des retraites, les Français ont exprimé l’importance d’avoir une flexibilité dans leurs choix de vie. Dans le système actuel, l’âge pivot et la durée de cotisation sont extrêmement contraignants pour choisir sa fin de carrière ou s’adapter à des accidents de vie. La réforme a aussi heurté des gens qui allaient se retrouver prochainement à la retraite. Cette envie d’adaptabilité et de flexibilité s’applique aussi à leur vision du marché du travail. Il y a sans doute une réflexion à mener sur ce qu’est le travail et sur le poids à lui donner par rapport à d’autres sources d’enrichissement, en particulier le patrimoine et l’héritage. Entre 1970 et aujourd’hui, le poids de l’héritage dans le patrimoine des Français est passé de 30 % à 65 %6. Qu’ils travaillent ou pas, beaucoup de gens ont l’impression qu’il devient très difficile d’accéder à une situation à laquelle ils auraient pu prétendre en ayant hérité. On est fier de notre système social français et on a envie qu’il perdure. Ce serait bien que le principal facteur de réussite des enfants ne soit pas le revenu des parents.
IN : Vos travaux portent notamment sur la mondialisation. Pourquoi a-t-elle si mauvaise presse en France ?
MM : Français et Européens ont un rapport à la mondialisation assez similaire à ce que l’on observe partout ailleurs. Aux États-Unis, la renégociation de l’Accord de libre-échange nord-américain (NAFTA) en 2020 ou l’Inflation Reduction Act du président Biden sont les politiques les plus en opposition avec le paradigme de libre-échange qui avait cours dans les années 1990. Moins qu’un rejet, c’est une interrogation par rapport à la mondialisation. Ses gains sont assez diffus et difficiles à mesurer (les prix des biens manufacturés, comme les t-shirts ou l’électroménager, baissent), alors que les coûts sont très concentrés et visibles (fermeture d’usines, pertes d’emploi…). Une nouvelle interrogation émerge sur le poids à donner aux valeurs et aux standards écologiques, sociaux et fiscaux. Selon mes recherches, plus on ouvre les frontières, plus les niveaux de taxation baissent, car les États craignent que les entreprises se délocalisent ou que les capitaux se dirigent vers les paradis fiscaux7. Ces questions se posent aussi à l’intérieur des frontières de l’Europe. Dans ce marché commun, il faudrait se demander quelle place on souhaite donner à l’harmonisation fiscale et sociale, qui entre parfois en conflit avec la volonté d’intégrer l’économie dans une Europe à 27 où les niveaux de taxation du capital et du travail restent très hétérogènes.
IN : Comment la mondialisation peut-elle s’articuler avec la notion de la souveraineté qui émerge en Europe ?
MM : C’est un concept assez nouveau dans la manière dont les économistes pensent la mondialisation, et on doit réfléchir aux valeurs à lui donner. Le commerce international a été une solution au risque dans les sources d’approvisionnement. Lors de la crise du gaz russe, c’est parce que l’Allemagne a eu suffisamment de puissance de réallocation dans une économie ouverte qu’elle a pu éviter une catastrophe économique. Il faut toujours trouver une ouverture des marchés afin de conserver les gains diffus des échanges internationaux, d’investir suffisamment pour permettre à ceux qui subissent les pertes concentrées de se réorganiser, tout en veillant à avoir des règles pour que le commerce ne s’explique pas seulement par le dumping fiscal et social.
IN : Plusieurs économistes français établis aux États-Unis, à Berkeley ou au MIT comme Esther Duflo, travaillent sur les inégalités qu’engendre le système économique. Comment faites-vous vivre cette fibre sociale ?
MM : Le département d’économie de Berkeley s’inscrit dans une culture qui cherche à éclairer par le prisme de méthodes économiques des sujets plus sociaux, ou qui peuvent être étudiés par plusieurs sciences sociales. Avec Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, nous sommes trois économistes français à travailler sur ces sujets, le prix Nobel David Card s’est beaucoup concentré sur le pouvoir de négociation sur le marché du travail… Nous comparons nos études et nos résultats pour voir leurs différences et comment ils pourraient être falsifiés, ce qui est le propre d’une démarche scientifique.
Ces liens permettent d’apprendre des expériences internationales sur des périodes longues et de faire vivre ce réseau au quotidien ou de l’élargir en accueillant des étudiants français talentueux… Quand on est Français à l’étranger, on garde toujours un œil sur ce qui se passe dans notre pays et comment contribuer à la recherche en France.
1. Conseil d’analyse économique, Notes #75 : Cap sur le capital humain pour renouer avec la croissance de la productivité, 09/2022.
2. Insee, note de conjoncture,03/2023.
3. David Autor, Arindrajit Dube et Annie McGrew, The Unexpected Compression: Competition at Work in the Low Wage Labor Market, sur https://www.nber.org
4. Thomas Blanchet, Lucas Chancel et Amory Gethin, Why is Europe More Equal than the United States?, World Inequality Lab Ð Working Paper N¡ 2020/19, sur https://wid.world
5. Institut des politiques publiques, Budget 2019 : l’impact sur les ménages, 10/2018.
6. Conseil d’analyse économique, Repenser l’héritage, note n¡ 69, 12/2021.
7. Mathilde Muñoz, How much are the poor losing from tax competition? Evidence from Social Dumping in Europe et International Trade Responses to Labor Market Regulations, WID.world Issue Brief 2019/7 October 2019, sur https://wid.world