Les jeunes déserteraient la télévision et la baisse de la durée d’écoute individuelle en serait l’une des preuves les plus évidentes. Entre 2017 et 2022, le temps que les 15-34 ans ont passé en moyenne chaque jour devant ce média s’est réduit de 46 min à 1 h 25, et de 45 min à 1 h 01 pour les 4-14 ans (1). Une panne dans le renouvellement du public ? Pas sûr… D’abord parce que 47 % des 15-24 ans et 57 % des 15-34 ans ont regardé la télévision chaque jour en 2021 et surtout parce que la consommation télé de ces générations doit désormais s’envisager dans cet univers beaucoup plus large, et plus concurrentiel, qu’est la vidéo. Si les 15-24 ans dédient 54 % de leur consommation vidéo aux contenus issus d’Internet (YouTube, réseaux sociaux…), 29 % du temps qu’ils y passent est consacré aux programmes télé contre 17 % à ceux de la vidéo à la demande par abonnement (SVoD). Les écrans digitaux, notamment le mobile, représentent plus de 60 % de leur temps vidéo, contre un peu moins de 40 % pour l’écran de télévision (2).
« Le contenu regardé au moment de sa diffusion n’est plus qu’une petite partie de la relation que l’on crée avec ces publics, note Tiphaine de Raguenel, directrice de la stratégie éditoriale de France Télévisions. Avoir vu un extrait ou la grande partie d’un épisode en vidéo sur une plateforme, un réseau social ou sur france.tv, avoir entendu parler d’un programme ou l’attribuer à notre groupe sont aussi une partie du contact avec le service public.» Hors écrans classiques, les audiences peuvent être massives: depuis son lancement sur Slash, la plateforme jeunes adultes de France Télévisions, la série Skam a cumulé 380millions de vues sur YouTube. Pour le groupe public qui, en plus de Slash, a créé une offre jeunesse Okoo et ne néglige pas non plus la cible intermédiaire des ados, la couverture sur l’ensemble des écrans prime désormais sur l’audience: «Aujourd’hui, nos programmes touchent 62% des 15-24ans sur les offres linéaires ou sur le numérique, alors que la couverture tous écrans n’était que de 46,2% en 2019. La durée d’écoute a baissé, mais les liens avec ces publics et l’impact de nos programmes ont augmenté», observe-t-elle.
« Nos contenus doivent être disponibles pour un public jeune qui n’allumera pas sa télé à 20 h 50 mais se sert de YouTube comme moteur de recherche. Sinon une partie d’entre eux n’entrera peut-être jamais en contact avec nos offres », renchérit Gilles Freissinier, directeur du développement numérique et adjoint au directeur éditorial d’Arte France. Sur la plateforme vidéo de Google, une émission assez ancienne comme Le dessous des cartes s’est découvert un public de lycéens et d’étudiants. La série Dopamine, qui explore le rapport des jeunes aux applis, y a cumulé plus de 5 millions de vues et 13 millions tous réseaux confondus. Dans une logique de « longue traîne », YouTube a permis à la série documentaire scientifique Une espèce à part, qui date de 2019, de dépasser les 20 millions de vidéos vues. Les plateformes sociales ouvrent de nouveaux horizons aux programmes. Le succès des quiz sur TikTok a fait le bonheur de 100 % Logique, un jeu prisé des 15-24 ans sur France 2. Des extraits issus de l’émission ont connu un succès un peu inattendu et cumulé plus de 100 millions de vidéos vues.
La TV comme écran miroir
La fiction reste un point de contact privilégié avec ces générations. « Nous allons chercher des sujets qui les concernent et qui permettent parfois d’ouvrir les discussions en famille. On ne peut le faire qu’avec des histoires qui leur parlent et avec des personnages auxquels ils peuvent s’identifier. Sans oublier leurs parents qui doivent aussi s’y retrouver », souligne Anne Viau, directrice artistique de la fiction française du groupe TF1. En prime time, la chaîne a exploré les choix de vie et de destin (Avenir), les dérives des fêtes et de l’alcool (Pour Sarah), la prostitution adolescente (Fugueuse), l’éducation (Le Remplaçant), l’école inclusive (Lycée Toulouse-Lautrec)… En access, Ici tout commence affiche en moyenne 33 % de part d’audience sur les 15-24 ans, avec un record à 56 %, un quart de la consommation totale étant réalisée ultérieurement en replay. « Le feuilleton dresse le portrait positif d’une génération dans un univers de la cuisine qui véhicule de belles valeurs autour du travail, de l’effort et de l’artisanat, et où l’ascenseur social reste possible », poursuit-elle. Une vraie communauté s’est construite autour de ce feuilleton en phase avec les questionnements de cette génération. Si tous les personnages ont leurs fans sur les réseaux sociaux, les profils plus atypiques – un garçon non binaire qui se maquille, une élève qui assume ses formes, un jeune affublé d’un parent coach ou manager, un couple gay qui a acquis un statut presque culte – réconfortent ceux qui se sentent incompris ou parfois un peu seuls…
La télé, le premier canal de l’info
Les autres genres télévisuels ne sont pas pour autant délaissés. Sur M6, Qui veut être mon associé ? affiche une part d’audience de 30 % à 35 % sur les 15-34 ans, soit « la plus forte proportion de cette cible en prime time sur les chaînes historiques gratuites », assure Jonathan Curiel, DGA des programmes en charge des magazines et documentaires au Groupe M6. « L’entrepreneuriat correspond à une demande de cette génération, tant pour les bonnes idées présentées et les valeurs positives dans l’air du temps que pour la manière dont on peut rebondir après un échec ou un accident de vie », constate-t-il. Les narrations empathiques sont appréciées. « Noirs en France a bien fonctionné sur cette cible grâce à un traitement très incarné par des gens célèbres ou non, plus impactant qu’un propos d’expert », témoigne Tiphaine de Raguenel. Certains jeunes n’ont sans doute vu de ce documentaire que les extraits proposés sur les réseaux sociaux : « L’un des plus regardés montrait qu’entre plusieurs poupées racisées, le choix des fillettes noires se portait vers la poupée blanche. Même très court, il portait bien le propos du documentaire sur les stéréotypes et la difficulté de les mettre à distance », poursuit-elle. Objectif atteint !
« Les archives proposées dans les magazines d’information marchent toujours bien auprès des jeunes, notamment celles qui mettent en lumière l’évolution des mœurs. Ils sont aussi sensibles aux images qui dénoncent des pratiques, incitent à agir et à s’engager pour faire bouger les choses, par exemple sur l’environnement », ajoute Jonathan Curiel. Il se félicite aussi qu’à l’heure des fake news, la télé reste « le premier moyen de s’informer des 15-49 ans ».
« Chaque soir, le 19-45 de M6 est regardé par un million de moins de 50 ans quand il y en a 200 000 sur toutes les chaînes d’info confondues. C’est un sillon encourageant pour la télé, qui reste un média fiable et crédible avec des journaux et des magazines qui n’existent pas sur les plateformes. »
Le digital et le social ne servent pas seulement à capter les jeunes autrement que sur l’écran du salon, dont les usages ont bien changé à l’ère de la télévision connectée. Sur sa chaîne Twitch, Arte propose du live autour du jeu vidéo, des game jams, un programme de vulgarisation scientifique Scope… « Cette plateforme nous permet de parler en direct à notre public, ce qui est compliqué à faire sur une chaîne internationale comme Arte. Elle nous rapproche des audiences jeunes et nous apprend beaucoup sur la manière dont elles nous perçoivent », remarque Gilles Freissinier. Avec le jeu vidéo, qu’elle investit depuis dix ans, la chaîne culturelle vise un public adepte des consoles et autres app stores. Première adaptation en jeu vidéo d’un roman de Boris Vian, To Hell With the Ugly, sorti fin mai 2023, pourrait d’ailleurs permettre aux gamers de découvrir cet auteur. Sur tous les supports et pour tous les publics, la télé ne renonce pas à faire de la culture et de l’intelligence une vraie aventure.
- Médiamétrie, Médiamat, 4 ans et plus.
- Médiamétrie, étude Global Vidéo, vague octobre-décembre 2022.