INfluencia : quel regard portez-vous sur notre société française, confrontée ces dernières années à différentes crises ?
Perrine Simon-Nahum : il est difficile de faire un diagnostic d’ensemble. Néanmoins, il est possible de dire que nous vivons dans une société économiquement riche, où les gens bénéficient d’un grand nombre d’avantages, notamment à travers la « gratuité » de l’accès aux services publics. La pandémie l’a bien montré : alors que l’activité économique était à l’arrêt, les politiques européenne et gouvernementale ont assuré à la majorité des salariés, même si les inégalités se sont creusées, le maintien de leur revenu. Il y a donc un contraste, qui tient dans le fait que notre société se vit mal, qu’elle a une représentation d’elle-même négative. À la différence des décennies précédentes, ce récit n’est pas la traduction d’une vision décliniste, il ne trouve pas à s’alimenter dans le passage d’idée de grande puissance à puissance moyenne, ou au rétrécissement de nos moyens d’action et de notre rayonnement sur la scène internationale. Ce récit se nourrit du désamour interne que nous cultivons. Ceci renvoie également aux antagonismes qui travaillent notre société. Les fortes polarités qui la composent ne vont pas jusqu’aux extrêmes que connaissent aujourd’hui les États-Unis. Reste que nous sommes dans une société où les gens ont du mal à vivre ensemble.
IN : pourquoi ce malaise ? Peut-on y voir de la désillusion ?
PSN : je parlerais plutôt, comme dans mon dernier ouvrage, de ressentiment*. Nous vivons dans une société dont nous attendons tout, à commencer par le fait de disposer des moyens nécessaires pour réaliser nos désirs personnels en faisant le minimum d’efforts et dans des conditions, si possible, optimales. Le narcissisme que mettait déjà en lumière l’historien et sociologue américain Christopher Lasch a gagné l’ensemble des individus comme des groupes sociaux. Il est encore accru par ce miroir que sont les réseaux sociaux où, nous offrant en image aux autres, nous sommes soucieux de présenter la part la plus enviable de nous-mêmes. Le climat de comparaison permanente dans lequel nous vivons – puisque si nous nous exposons, les autres font de même en retour – nous conduit à une auto-contemplation permanente. Et comme chacun cherche à paraître sous son meilleur jour, nous vivons une situation d’insatisfaction chronique. En témoigne l’état du débat public qui joue sur une politique des affects, au contraire du compromis des idées.
IN : qu’entendez-vous en titrant La Sagesse du politique ? Notre société manquerait-t-elle de cette sagesse ?
PSN : il faut entendre « sagesse du politique » dans un double sens. Le premier consiste à cesser de nous montrer naïfs et à prendre conscience des forces intérieures et extérieures qui travaillent au délitement des sociétés démocratiques, même s’il s’agit de se garder de toute vision complotiste. La seconde expression de cette sagesse nous impose, de façon positive cette fois, de défendre les principes essentiels à la démocratie pour faire vivre nos sociétés. Cela nécessite de se projeter dans un avenir collectif mais aussi forcément imparfait, déceptif. Raymond Aron parlait des « vertus négatives » de la démocratie et cultivait une philosophie des limites et du compromis. Or, aujourd’hui, chacun campe sur ses positions. Des positions qui sont elles-mêmes construites dans le débat politique comme forcément antagonistes. Nous l’avons bien vu sur le sujet de la réforme des retraites.
IN : comment composer avec ces antagonismes et améliorer le mieux-être de notre société ?
PSN : en comprenant l’origine de cette construction antagoniste des discours sur la société, ce qu’elle charrie avec elle de violence et quels en sont les motifs. En réalité, nos démocraties doivent aujourd’hui faire face à deux guerres : une guerre extérieure qui se joue en ce moment même sur le territoire ukrainien, et une guerre intérieure qui a débuté il y a déjà un certain temps et porte atteinte aux valeurs fondatrices de la démocratie. Les ennemis de la démocratie usent pour cela de l’ensemble des moyens que la modernité met à leur disposition. Ils agissent de façon insidieuse et profonde en subvertissant des notions comme celles des faits, de réalité ou de vérité, en l’absence desquelles il n’y a aucun débat possible. On en trouve un exemple dans la politique des identités qui essentialise les individus, en leur démontrant que quoi qu’ils fassent ils demeurent prisonniers de déterminismes originaires comme le genre, l’origine sociale ou ethnique.
Faire des individus des citoyens doit leur permettre de reconnaître ce qui les différencie et de dépasser ces différences.
IN : qu’est-ce qui peut aller contre cette politique des différences et des identités ?
PSN : l’éducation, la culture, les échanges. Il faut rétablir un langage qui permette de s’entendre – au deux sens du terme – et refuse la violence, et multiplier les lieux d’échange. Faire des individus des citoyens doit leur permettre de reconnaître ce qui les différencie mais aussi ce qui permet de dépasser ces différences. Aujourd’hui, nous en sommes encore au stade où les discours sur les différences prédominent. Si nous voulons faire société, celles-ci doivent être subsumées. Quand je parle d’éducation je ne pense d’ailleurs pas seulement au rôle de l’école. Nous faisons tous les jours des expériences démocratiques miniatures lorsque nous préférons dans nos échanges avec nos voisins, les membres de notre famille ou nos collègues la parole à la violence…
Chacun a évidemment droit à la parole. Mais une parole qui fasse fond sur la réalité, sur un savoir objectif même si elle admet la pluralité des opinions. Il faut en revanche bannir certains discours, qui ont pignon sur rue depuis une trentaine d’années en France, qui pour certains ont été jusqu’à euphémiser la langue elle-même. La difficulté tient aujourd’hui dans la profondeur des divisions et la manière dont celles-ci s’inscrivent à même la langue. Cela passe par tout un travail sur les discours, le type de langage que nous employons et les affects dont celui-ci est porteur.
IN : que peut apporter aujourd’hui la philosophie à notre société ?
PSN : je dirais que la philosophie joue un double rôle. Elle a tout d’abord une mission critique de déconstruction des discours. Pour cela, elle doit mettre en lumière, chaque fois qu’il lui est donné de le faire, la complexité des sociétés dans lesquelles nous vivons et dont nous ne possédons qu’une vue partielle. De fait, elle doit marquer les limites en déconstruisant les discours de violence, de haine et de radicalité en montrant qu’ils reposent sur une vision erronée et faussement simpliste de la réalité, et de la réalité individuelle en premier lieu. En effet, chacun de nous a vécu et expérimenté ce qui constitue le cœur de la vie (la relation, l’amour, l’amitié…) et sait combien ce ne sont pas là des choses simples. Cela permet de faire émerger d’autres valeurs, d’autres vertus qui sont celles du temps long, du compromis, du débat, la possibilité de changer d’avis… et non d’être dans l’immédiateté et la transparence absolue. Ce que j’appelle une « démocratie existentielle ».
C’est bien la manière dont nous éprouvons individuellement les choses qui peut nous conduire à changer notre regard sur ce que nous attendons de la vie en commun et de la démocratie, et changer notre horizon d’attente. La philosophie a aussi un rôle proactif et positif à jouer dans la promotion de l’émancipation des individus. Les propositions qu’elle soutient sur les relations entre l’individu et le collectif, le singulier et l’universel préservent les singularités de chacun, tout en les intégrant dans une organisation qui les dépasse. Et là encore la sollicitation de nos existences personnelles est extrêmement évocatrice. Chacun d’entre nous s’inscrit dans une chaîne de filiation et de transmission. Nous savons très bien que nous sommes des êtres finis, mais également que nos existences sont amenées à se prolonger par-delà notre mort. Chacun d’entre nous se projette dans des dimensions symboliques qui le dépassent. La difficulté aujourd’hui est que nous vivons dans des sociétés d’abondance qui ont dévalorisé le politique et où l’économique a pris le dessus sous couvert d’une mondialisation qui avait réponse à tout et où manque parfois le sens du symbolique. Retrouver celui-ci suppose de revaloriser le politique. C’est d’avoir perdu de vue cette dimension symbolique que souffre le plus la société française, une incarnation à laquelle les hommes politiques à sa tête ont eux-mêmes renoncé.
Nous sommes des êtres libres qui pouvons choisir de faire fructifier cette liberté, pas les jouets de forces qui nous dépassent.
IN : la philosophie pratique autour des actions et des activités ne pourrait-elle pas également jouer un rôle ?
PSN : nous devons effectivement trouver dans la convocation de nos expériences les éléments nécessaires pour combattre les discours mythiques qui constituent aujourd’hui les leitmotive de notre société. Parmi ceux-ci, on peut citer par exemple ceux qui relèvent de l’écologie radicale et de la collapsologie, qui ont tendance aujourd’hui à former le fond de notre perception du monde. Remplaçant ou s’ajoutant aux discours sur la mondialisation, les pensées catastrophistes concernant le climat, la dégradation de l’environnement, qui nous prédisent l’arrivée inéluctable de la catastrophe sont une autre forme de dévalorisation du politique qui entendent soumettre l’ensemble des politiques publiques à la question environnementale. C’est oublier que ce qui constitue une société est bien plus complexe et divers. On peut aussi penser au discours des féministes radicales qui consument la rupture entre les sexes. Le radicalisme de ces discours, érigés en mythes modernes, est par essence antidémocratique dans la mesure où il délégitime tout avis contraire. Tout ce qui soumet l’individu au mythe moderne me paraît quelque chose contre lequel il faut lutter.
IN : comment percevez-vous aujourd’hui l’état des Français ?
PSN : nous sommes vraisemblablement à un tournant. Pour le meilleur et pour le pire. Pour le pire si nous nous laissons emporter par la haine et la violence, si nous renonçons à exercer notre esprit critique et notre pouvoir de décision. Pour le meilleur si nous décidons de réinvestir le monde, ce que font beaucoup de nos contemporains en militant dans des associations ou des collectifs. Mais ils doivent comprendre que ces engagements ne valent que s’ils nous permettent de débattre, d’exprimer des désaccords, qui nous mèneront vers des solutions que nous n’aurions pas envisagées dès le départ et qui ont l’avantage d’accueillir tout le monde. Changeons de discours. Combattons le ressentiment, renonçons aux anathèmes. Les individus que nous sommes ne sont jamais entièrement déterminés. Ce sont des êtres libres qui peuvent choisir de faire fructifier cette liberté, de se considérer comme créateurs et acteurs de leur propre histoire. C’est en tout cas un message plus constructif à faire passer aux jeunes générations que l’idée inverse selon laquelle nous serions les jouets de forces qui nous dépassent. Combattre les mythes modernes ne veut pas dire leur en substituer d’autres, mais voir les choses plus modestement en reconnaissant qu’il y a aussi dans toute imperfection une possibilité de dépassement.
IN : faire accepter une philosophie modeste, le chemin peut être long et semé d’embûches ?
PSN : chaque époque historique a connu des crises que l’humanité a surmontées par sa créativité. Il en sera de même pour la nôtre. Il faut donc tenir un discours positif. Cela ne signifie pas qu’il faille nier les difficultés que nous rencontrons. Telle est précisément la vie, faite de frottements, de tensions, mais aussi de rencontres parfois d’autant plus belles qu’elles sont imprévisibles.