Changement permanent : voila deux mots qui caractérisent la période dans laquelle individus et entreprises vivent désormais. Et à moins de croire en des boules de cristal infaillibles, la seule façon de comprendre ce qui se passe et ce qui va se passer est d’étudier comment la société est en train d’évoluer. La société de conseil The Arcane, fondée par Marion Darrieutort décrit « 5 mouvements structurants, étayés par des faits ou faisceaux qui permettent d’anticiper leurs orientations probables », et ce que cela veut dire en termes de communication et de leadership d‘entreprise. « Des mouvements qui ne sont pas isolés mais qui sont liés entre eux par des passerelles », explique celle qui est également présidente d’Entreprise et Progrès.
L’entreprise et la société sont en interaction permanente.
Mouvement n°1 : l’entreprise fait Société
On le sait, l’entreprise et la société sont en interaction permanente. Ce qui change, c’est la multiplication des points de contact sensibles. « La société est entrée dans l’entreprise par les questions sociales mais c’est désormais par les idées et les convictions qu’elle gagne du terrain. L’émergence de questions toujours plus politiques dans la sphère de l’entreprise pose la question des limites de sa communication », commente Stéphane Mahon , Advisor chez Arcane . Conséquence durable de la « permacrise » : rien de ce qui relève de l’espace social n’est désormais étranger à l’entreprise. On le voit par exemple avec la montée du wokisme, devenu un sujet politique aux USA. Certaines entreprises sont sommées de se positionner sur des enjeux de plus en plus proches des débats politiques (Disney a été accusé par les opposants républicains et ultra-conservateurs de faire le jeu des tenants du wokisme), et la tension entre certains dirigeants d’entreprises et les responsables politiques s’est accrue en 2022. Mais à la faveur de la crise énergétique mondiale, un retour de bâton peut se produire et les discours sur l’excès de contraintes sociales et environnementales pourraient ressurgir. Benoît Mathieu, Directeur chez Arcane, pense toutefois que « si les dénonciations d’un « Woke capitalism » ont peu de chances de se développer en Europe en 2023, les demandes de soutiens en compensation des contraintes et pour répondre aux aides accordées aux Etats-Unis, vont se multiplier ».
Autre constat: la société au sens collectif du terme s’invite de plus en plus dans les bilans des entreprises. Les plus grandes européennes devraient dès 2023 injecter des indicateurs attendus dans le cadre de la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive) qui entrera en vigueur en 2024 et concernera plus de 50 000 entreprises. L’ISSB (International Sustainability Standards Board) présidé par Emmanuel Faber doit publier ses propositions de normes internationales au cours de l’année. Objectif: changer le code source de l’économie mondiale.
On assiste également au retour de la philanthropie d’entreprise. Les stratégies RSE initiées depuis le début des années 2000 montrent la capacité des entreprises à transformer leurs modèles de production avec des approches plus responsables et vertueuses. Mais face aux impacts des crises climatiques et géopolitiques avec leurs effets sur le coût de la vie, la seule transformation des entreprises ne suffit plus. Il est indispensable d’organiser un transfert de valeur des acteurs institutionnels vers la société. A l’instar des initiatives de la MAIF et du Crédit Mutuel via des dividendes écologique et sociétal, 2023 devrait voir une résurgence des initiatives philanthropiques des entreprises. Une philanthropie éclairée car les entreprises ont conscience que le recul des filets protecteurs de l’Etat fait resurgir le risque de trappe à pauvreté.
Quelles conséquences pour les entreprises en termes de communication et de leadership ?
-Conserver une « distance de sécurité» : l’entreprise doit pouvoir garder le cap d’une certaine neutralité ou assumer le droit au silence dans certaines situations.
-Identifier les bons points de contacts de l’entreprise avec la société : ce point d’équilibre repose sur la prise en compte de plusieurs paramètres : actualité sociétale, évolution des attentes des publics stratégiques et pression médiatique permanente.
-Délimiter plus clairement le périmètre d’expression sociétale : identifier les sujets potentiellement « toxiques » mais également les sujets porteurs.
-Prendre le pouls de la société et de ses évolutions : les dirigeants sont généralement peu préparés à ces questions de société et aux risques de réputation qu’ils contiennent. Leur sensibilisation passe par la veille sociétale, la veille conversationnelle et la veille de terrain.
La société au sens collectif du terme s’invite de plus en plus dans les bilans des entreprises.
Mouvement n°2 : Les valeurs se fragmentent
Les systèmes de valeurs connaissent des évolutions profondes sous le double effet de la crise sanitaire et de la crise géopolitique. « Une nouvelle géopolitique des valeurs est en construction : la fin de la « mondialisation heureuse » se traduit par l’idée de fragmentation et l’émergence de nouveaux blocs idéologiques », remarque Stéphane Mahon.
Dans ce contexte, la Nature et le vivant dessinent un « nouveau commun » dénominateur.
Les mots racontent aussi ces évolutions de valeur. Le succès de mots clés comme « sobriété » ou « résilience » traduit une nouvelle réalité économique : resserrement des moyens, rationalisation des dépenses et des investissements, fin de l’argent facile, retour du patron gestionnaire.
Cette tectonique des plaques se retrouve dans de nombreux exemples cités par Benoît Mathieu, qui avertit: « Les patrons sont sous une surveillance totale, et en 2023 on pourrait accélérer à une forme de « gossipisation » des dirigeants, à l’instar des politiques ».
Les modèles activistes eux-mêmes se transforment, avec une recrudescence d’ actions de désobéissances civiques (dégonfler la nuit les pneus de véhicules jugés polluants, asperger de peinture les façades d’immeubles d’entreprises ou encore investir bruyamment des assemblées générales d’actionnaires) qui s’expriment par la mise en opposition de différentes valeurs pour alerter sur un phénomène plus grave comme le climat.
Le débat sur le « prix de la Nature » n’est pas nouveau mais l’enjeu est désormais d’intégrer cette valeur dans les décisions publiques et également, dans la comptabilité des entreprises. Celles-ci sont de plus en plus sollicitées pour faire des reportings sur le « vivant », le fonds d’investissement BlackRock ainsi n’ a pas peur de les interpeller lors des assemblées. 2023 sera surtout l’année de lancement de l’initiative de la Task Force on Nature-related Financial Disclosure (TNCF) qui « doit élaborer un cadre de gestion et de communication des risques liés à la biodiversité pour que les entreprises puissent mieux comprendre leur dépendance à la nature et agir en faveur de la protection des écosystèmes ».
La notion de partage de la souffrance apparait également , le Financial Times a ainsi établi un index tous les deux mois du « Sharing economic pain »
Alors que doivent faire les entreprises en termes de communication et de leadership ?
-Aborder la « valeur Nature » comme un invariable de la communication : la saison du « green washing » a trouvé ses limites et les preuves ont désormais priorité sur les messages. Des dispositifs de communication plus rationnels, guidés par les actes sont attendus de la part des grandes entreprises.
-Adopter de nouveaux formats de reporting: le reporting connaît des évolutions majeures en 2023, notamment pour ce qui est des critères extra-financiers au niveau européen. Dépasser la dimension technique du reporting contraint pour communiquer sur une performance globale semble plus approprié.
-Renforcer la veille géopolitique : la géographie du business étant bouleversée, une nouvelle lecture des enjeux de production et de distribution se construit. Les jeux d’influence entre les blocs d’alliance se transforment : avec son potentiel statut de « pays médiateur », l’Inde est un cas intéressant à suivre.
-Rester attentif à l’émergence de nouvelles alliances : le « friendshoring » ou choix de relocalisation par les alliances témoigne de cette nouvelle réalité du commerce mondial.
Mouvement n°3 : L’avenir s’accélère
Les années 2000 et plus particulièrement celles de cette dernière décennie sont apparues comme une contraction du temps. De l’urgence climatique à la « cyber-urgence », l’urgence est partout. Elle nous empêche de raisonner le temps long et nous rend inapte au traitement des catastrophes lentes.
Mais la contraction du temps ne se limite pas à cette idée d’urgence, elle induit également l’idée d’un futur qui se serait soudain rapproché. D’un côté ce futur marque une ère de désillusion : échec d’un Internet mondial, déception autour du Metavers selon Meta, fin d’un « Far West » digital, fin du mythe des génies créateurs du monde de demain… De l’autre, l’avènement des datas intelligentes, de l’internet quantique continue d’alimenter le mythe d’un futur désirable.
Le constat est celui d’une incapacité chronique à se projeter dans le temps long. La société est tout à fait capable de gérer des crises instantanées comme une catastrophe naturelle ou une crise économique. En revanche, elle se sent impuissante face à ce que l’économiste américain Nouriel Roubini dans son ouvrage « megamenaces) qualifie de « méga-menaces » comme le changement climatique . ces méga-menaces sont plus difficiles à gérer car la mobilisation collective est plus difficile à stimuler face aux intérêts individuels ou nationaux de court terme.
2023 devrait de nouveau entraîner des effets dévastateurs liés au changement climatique. « L’expérience va voir la surprise remplacée par la crainte puis la peur. Avec son flot de comportements potentiellement irrationnels comme les croyances conspirationnistes, des comportements nostalgiques toxiques d’un passé idéalisé », avertit Stéphane Mahon. Du côté des marques, le marketing de la nostalgie va se poursuivre en 2023 (comme le retour de Bonux) car c’est un levier particulièrement efficace dans un environnement incertain. « Au risque d’alimenter une posture régressive assumée, rassurante mais sclérosante face aux actions à mener vis-à-vis des défis à relever », souligne Benoît Mathieu.
Ce que cela veut dire en termes de communication et de leadership
-Adopter des codes de la « real communication »: construite sur une considération renforcée des individus, une reconnaissance de leur situation, de leurs attentes, cette approche de la communication est aussi plus ancrée dans la réalité.
-Ne pas renoncer à un discours d’aspiration: la communication doit conserver son rôle de projection dans un avenir désirable. Mais là encore, les messages doivent rester vérifiables.
-Incarner une ambition nouvelle sans sur-promettre: dans cette période, les dirigeants qui adoptent une sérénité de style et de ton sont ceux qui inspirent le plus de confiance. La lucidité, le rappel du cap, l’enthousiasme sont autant d’atouts reconnus dans l’expression d’un leadership de confiance et de proximité.
Mouvement n°4 : Le dialogue, ce nouveau récit
Dans un monde fragmenté et inquiet, le dialogue apparaît comme un nouveau modèle, vecteur de progrès et de réinvention. Le passage en force et la culture du clash se dévalorisent.
La capacité de « disputation » des organisations laisse entrevoir de nouveaux modèles de leadership et la fonction critique des parties prenantes s’intègre aux dispositifs de gouvernance. Car le dialogue ne se réduit pas à la communication, c’est aussi une première marche vers une gouvernance plus ouverte. La conférence citoyenne sur la fin de vie, la question des Civic-tech, le capitalisme de parties prenantes vont donner lieu à des débats très suivis en 2023.
Et c’est dès lors, la manière dont une décision est prise (en consultation, en dialogue, en co-décision) qui va primer sur la décision elle-même. « Mais attention, sa mise en scène trouve rapidement des limites et dans le champ politique comme dans l’entreprise, le dialogue en trompe l’oeil discrédite ses commanditaires », avertit Stéphane Mahon.
Ce que cela signifie en 2023 en termes de communication et de leadership d’entreprise
-Installer un « dialogue corporate » : à l’instar du dialogue consommateur mis en place par certaines marques sous forme de community management, un dialogue avec l’entreprise pourrait permettre de renforcer la confiance sur des sujets qui font encore trop souvent l’objet d’une approche top down.
-Proposer des « Data safe zones » ou zones de confiance aux utilisateurs des services numériques. La conscience de l’exploitation des données à des fins marketing s’accroît sous forme de défiance. La nécessaire RGPD ne semble pas suffisante pour construire de la confiance : un dialogue apaisé dans des espaces sécurisés pourrait devenir un levier de fidélisation.
-Dialoguer y compris sur des sujets sensibles: le dialogue est trop souvent synonyme de prise de risque ou de potentielle vulnérabilité pour les dirigeants. Or il crée des conditions de confiance qui contribuent à nourrir l’image d’une entreprise ouverte, ancrée dans son époque.
Mouvement n°5 : Dangereuses dissonances
La rhétorique de l’engagement n’est plus suffisante. L’écart entre les mots et les actes peut détruire de la valeur réputationnelle de plus en plus rapidement. Certaines entreprises ont choisi de réaffirmer leur « raison d’être », affiné leur purpose. Elles sont désormais attendues sur la façon dont elles vont les déployer, leur façon de faire.
La dissonance est ainsi au cœur de l’activisme actionnarial. Celui-ci a battu un record en Europe en 2022, avec 60 campagnes lancées. Les entreprises doivent ainsi composer avec ces acteurs de plus en plus prépondérants.
Autre élément qui crée de la dissonance : le « devoir de vigilance » de plus en plus utilisé par les ONG en matière environnementale. Aujourd’hui, plusieurs célèbres enseignes multinationales (TotalEnergies, BNP Paribas, Yves Rocher, Suez, Danone) sont ainsi le banc des accusés.
Ce que cela veut dire en termes de communication et de leadership
-Administrer les preuves de l’engagement: « dites ce que vous faites mais faites aussi ce que vous dites », la mise en évidence de cet écart atteint la réputation des entreprises et des organisations. Le lien entre l’engagement et les actes est recherché, analysé, scruté.
-Construire votre alignement: avec la mise en œuvre d’une « real communication » qui consiste à croiser cohérence, confiance, contribution et collectif (méthodologie des 4 C).
-Ne pas surestimer sa discrétion: certaines parties prenantes sont particulièrement efficaces voire redoutables dans l’identification des dissonances et le lancement d’alerte.
-Construire la résonance: un leadership authentique fait agilement le pont entre la raison d’être et la façon de faire. Au contraire de la dissonance, la résonance articule les mots et les actes.
Arcane conclut: « Les faits ne sont pas que le résultat de phénomènes exogènes, subis. Chaque personne, chaque organisation a la capacité, à son niveau, d’agir sur son avenir».