26 janvier 2023

Temps de lecture : 8 min

Consommer, vivre, travailler, voyager

En octobre 2018, un nouveau spectre – et prisme de lecture de la société française apparaissait : les Gilets Jaunes. Une crise dans la crise qui fragilisait la majorité des Français avec son lot d’embûches économiques, qui allaient de soi. C’est alors que les ronds-points se mirent à tourner à l’envers, et la planète à se rebellerUn papier extrait de la revue 41 d'INfluencia. 

Une période inédite a débuté, où les “dérèglements” ont surgi, en suscitant de nouveaux dans un effet boule de neige. Une vie en dents de scie a alors commencé pour les Français qui ont été amenés à s’adapter constamment, remettre en cause leurs habitudes et leurs stratégies de consommation.

Mouvement des Gilets jaunes (octobre 2018), mobilisation contre la réforme des retraites (décembre 2019), premier confinement covid (17 mars 2020), deuxième confinement covid (30 octobre 2020), couvre-feu covid (25 février 2021), début de la guerre en Ukraine (25 février 2022), canicule et sécheresse (printemps-été 2022), crise énergétique (automne 2022), en un peu plus de trois ans, les Français ont vécu une multiplication de crises qui nont pas été sans impact sur leurs comportements et leur mode de vie, renforçant des tendances antérieures ou entraînant des modifications profondes ou subtiles, parfois contradictoires. « Plutôt que dadaptation, je préfère parler de soumission ou de contrainte, dautant que tout dépend du lieu de vie des gens et de leur âge », nuance Yves Bardon, directeur du programme Flair dIpsos Knowledge Centre. Entre le pouvoir dachat et la protection de la planète, où placer le curseur ?

Le local

Renforcée par la crise sanitaire, la notion de local* triomphe. Consommer, vivre, travailler, voyagerPartout, cela simpose, et les jeunes y sont particulièrement sensibles : « La vraie utopie pour eux ne sera pas la mondialisation, qui ne fait plus rêver, mais le régional, le local. Ils voient plus davenir à simpliquer dans leur ville et leur région », confirme Rémy Oudghiri, sociologue et directeur général de Sociovision (groupe Ifop).

Et tout commence avec lalimentaire. Létude In the Food for Good de Think Out en 2020 sur la transition alimentaire montre quavant le covid, quatre Français sur dix disaient qu’ils privilégieraient à lavenir les circuits courts et les achats directs auprès des producteurs. Lenquête de Integral Ad Science (IAS) réalisée dix mois après le début de la crise sanitaire montre que 57% souhaitaientacheter local. À cela plusieurs raisons, dont la sécurité alimentaire.

À force de crises successives, la méfiance des Français dans la sécurité des aliments ne se dément pas. « Le local rassure, il contient dans son imaginaire les notions de tradition, de transmission, dauthenticité, de qualité », souligne Yves Bardon. Consommer local apparaît en même temps comme un comportement vertueux, responsable, bon pour les agriculteurs et bon pour la planète. Selon lObservatoire des nouvelles tendances de consommation de linstitut Moaï, 50% de nos compatriotes font attention à consommer local et 11% pensent le faire bientôt (18% pour les 18-19 ans). Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (AMAP), cueillette à la ferme et achat en direct des producteurs locaux se multiplient, la pression obligeant les enseignes de supermarché et hypermarché à renforcer leur offre. 51% des Français affirment être vigilants quant à lorigine géographique et la provenance du produit. En même temps, ils sont de plus en plus nombreux (60%) à lire lesingrédients ou la composition. Doù le succès du NutriScore (46% de nos concitoyens y font attention en 2022, contre 42% en 2021) et des applications nutritionnelles de type Yuka (45% des Français disent les utiliser).

Le vert

Depuis quelques années, sociologues et agents immobiliers constataient, pour une catégorie de la population française, le désir de quitter les métropoles pour une vie plus calme en périphérie des villes, dans des villes moyennes voire à la campagne, c’est ce que lon appelle depuis la « néoruralité ». Cette migration significative vers les villes moyennes, les zones semi-urbaines ou rurales est plus sensible depuis la crise sanitaire, notamment initiée par de jeunes couples avec enfants à la recherche d’un logement-plus-grand-moinscher-et-si-possible-avec-jardin-ou-grande-terrasse. Dautant que de nombreuses régions ou municipalités en France ont multiplié les incitations financières et lescampagnes de communication pour les attirer (Loiret, Sarthe, etc.). En même temps, sous linfluence de la récente crise sanitaire, les Français ont redécouvert le charme de lHexagone : le taux doccupation des gîtes ruraux en 2022 est au plus haut, Airbnb a développé une offre « verte », et le tourisme local ne sest jamais aussi bien porté avec de nouvelles offres plus durables : micro-aventure, wwoofing (ou comment bénéficier du gîte et du couvert en échange dune tâche agricole ou de jardinage), randonnée à cheval, cyclotourisme, slow travel dune virée en péniche ou encore staycation(contraction de stay et vacation) pour les citadins qui souhaitent sévader en restant près de leur domicile

Le rapport travail/distance

Pour toutes sortes de raisons, laccélération en France depuis la crise du covid vers cette nouvelle norme dorganisation du travail quest le télétravail va perdurer sous la pression de lÉtat pour des raisons sanitaires, certes, mais également écologiques et déconomies d’énergie. Selon lAdeme, un jour de télétravail entraîne une réduction de 69% du volume des déplacements par rapport à un jour au bureau. Mais, surtout, cette pratique a progressivement été adoptée par les salariés et est devenue un choix pour 68% dentre eux, notamment en mode hybride (présentiel et distanciel), daprès le baromètre Télétravail et Organisation hybrides 2022 de Malakoff Humanis. Difficile aujourdhui pour un directeur des ressources humaines de ne pas lintégrer dans sa palette davantages sil veut attirer et fidéliser des collaborateurs, et notamment les jeunes pour qui cette pratique présente celui de la flexibilité et du nomadisme, cest-à-dire la possibilité de travailler doù lon veut.Lamélioration des infrastructures numériques sur le territoire et la montée en puissance du télétravail, la multiplication des « deuxièmes bureaux » (espaces de co-working, tiers lieux qui fleurissent dans les gares, les centres commerciaux, les lieux de restauration et même dans les zone rurales…),comme les appelle le sociologue Jean Viard, à proximité du domicile, a rendu plus facile le rapprochement entre le lieu de vie et le lieu de travail.

Cette propension à mener sa vie en mode atawad (any time, any where, anydevice), notamment chez les jeunes, se retrouve dans leurs habitudes dachat. Ils sont de plus en plus nombreux à acheter sur Internet. Selon la Fédération du e-commerce et de la vente à distance (Fevad), 84,9% des 15-24 ans et 91,7% des 25-34 ans (vs 41,8% des Français) ont procédé à des achats en ligne en 2021. Le marché total des ventes en ligne sest élevé à 129 milliards deuros en 2021 (+15,9% par rapport à 2020). Les produits les plus achetés sur Internet sont la mode/habillement (60%), les produits culturels (47%) et les jeux/jouets (45%). Et si Amazon est tellement plébiscité, cest aussi pour la rapidité de ses livraisons (vive labonnement Amazon Prime !). Se faire livrer ses courses nest plus une exception, et lentrée dans la vie active de la génération Z (les 15-22 ans), génération grosse consommatrice dAmazon, va encore bouleverser les comportements alimentaires des Français, car ils veulent se faire livrer tout, nimporte où et à nimporte quelle heure (fermant un peu les yeux sur les conditions de travail des livreurs et limpact sur lenvironnement).

Outre les jeunes, la livraison à domicile de produits alimentaires séduit de plus en plus. Ciblant en priorité les habitants des grandes villes, loffre commence à sétendre avec succès dans les villes moyennes et en zone semi-rurale, alors quen même temps, les Français, fans de la vente à emporter, se sont mis à la livraison de plats à domicile. Enflammée par le covid, cette tendance ne faiblit pas et semble être bien ancrée dans nos habitudes puisquelle a bondi de 35% sur un an au premier trimestre 2022, après avoir progressé de 85% en 2021 comparé à lavant-covid, selon une étude de NPD Group. Daprès un sondage Ifop pour HelloMyBusiness, un tiers de nos compatriotes a commandé au moins une fois en 2022 un repas à domicile, et 23% une fois ou plus par mois (20% des 25-34 ans disent commander au moins une fois par semaine).

L’usage vs la possession

Troc, échange, partage, location, seconde main sont des comportements alternatifs qui entrent de plus en plus dans le quotidien des Français. Les plateformes proposant la location (de quelques heures à quelques mois) doutils, de moyens de déplacement (bateau, auto, vélo, trottinette…), de logement saisonnier, de vêtements et daccessoires et aussi plus récemment de piscine, dun coin jardin avec barbecue ou de mobilier fleurissent sur Internet. Longtemps montrés du doigt, lachat doccasion, la location (voire la sous-location de voitures proposée directement par certains constructeurs), la revente, la seconde voire la troisième main ou le reconditionnement des objets sont des comportements qui sont désormais libérés de tout a priori. Pour une partie de la population, cest une nécessité (conjoncture tendue, pouvoir dachat en berne). Pour lautre, cest une conviction (démarche éthique, durable, lutte contre le gaspillage, notamment dans la mode et contre la fast fashion). « On est vraiment passé dune logique de possession à une logique dusage », commente Rémy Oudghiri. Le marché de la location, par exemple, est en plein essor. Daprès lObservatoire Moaï des comportements de consommation 2022, trois Français sur quatre se disent prêts à louer au moins une catégorie darticles, et plus du quart déclare avoir déjà « loué plutôt quacheté », avec un effet générationnel très fort sur les 18-24 ans. La réparation, quant à elle, devient un must pour neuf Français sur dix.

Il reste un domaine qui progresse peu : le covoiturage. Malgré les incitations gouvernementales, économiques et financières, les Français restent encore réservés. Ils ne sont que 6%, selon LObservatoire France 2021 de Sociovision, à dire que cest leur mode de transport préféré, loin devant la voiture, la marche à pied et le vélo. Pour les jeunes, il est vécu avant tout comme un « moyen de faire de largent ». La seconde main, a contrario, est véritablement entrée dans les mœurs. Une étude Tripartie estime le marché en France en 2022 à 7 milliards deuros. Selon létude Fevad-Médiamétrie de janvier 2022, un e-acheteur sur deux a acheté sur Internet en 2021 des produits reconditionnés ou de seconde main. Pourquoi le fontils ? Pour les uns, il sagit de faire des économies (80%), pour dautres dacquérir des marques (51%) ou encore pour le plaisir de dénicher de bonnes affaires (50%). Les raisons écologiques ne viennent quen quatrième position (48%).

Sept acheteurs sur dix ont déjà proposé des produits à la vente sur Internet. À la rentrée de septembre 2022, lachat de seconde main a été une solution pour 10% des familles, selon lObservatoire des familles 2022 réalisé par BVA pour Kiabi. Pascale Gourlot, directrice du développement chez Moaï, le souligne bien : « Les Français ont réellement adopté dautres modes de consommation et se montrent très enclins à rallonger la durée dusage des produits en sengageant de plus en plus dans léconomie circulaire. Ces comportements, précise-t-elle, ne sont néanmoins pas uniquement motivés par lobjectif d’être “vertueux, ils le sont aussiet de plus en plus pour des raisons financières. » Cette tendance serait portée par les plus jeunes : 38% des membres de la génération Z contre 27% pour les Millennials préfèrent louer ou acheter en seconde main, selon une étude Kantar de 2022. Et une enquête Ipsos pour eBay montre que 80% des 18-24 ans envisagent dacheter plus doccasion à lavenir. Offrir un objet doccasion ou reconditionné nest dailleurs plus un tabou pour 28% des Français interrogés par Kantar en septembre 2022.Certains consommateurs vont encore plus loin et se tournent vers de « nouvelles » alternatives, qui s’émancipent de l’argent et installent un autre mode de transaction. « Des initiatives, comme des free troc parties, des réseaux de troc entre voisins, ou même des plant swap parties sont organisées et bénéficient de plus en plus de visibilité. Certaines sont même supportées ou créées par des marques, qui se plient au jeu et espèrent gagner autre chose que de l’argent », commentait en octobre 2021 Félix Mathieu, associé et directeur du planning chez Lonsdale**.

Vers la déconsommation ?

Reste la grande inconnue… Comment les contraintes de pouvoir dachat, lurgence climatique et le contexte militaire impacteront-ils les comportements des Français ? Yves Bardon parle dune nouvelle catégorie de Français : les « surpris », ces Français qui découvrent tout à coup quils nétaient pas aussi aisés quils le croyaient. De son côté, Promise Consulting met en évidence dans la troisième vague de son étude « Nouveaux comportements des consommateurs français » trois profils de consommateurs qui sinscrivent progressivement dans une stratégie de réduction dachat : les Récessionnistes(29%, +4 points), qui vivent dans une véritable contrainte économique ; les Minimalistes (22 %, +2 points), qui ont fait le choix de limiter leur consommation car le shopping nest pas une priorité ; les Vigiles (19 %, +4 points), acheteurs précautionneux qui sont dans la procrastination. Ensemble, ils pèsent près des trois quarts de la population française. « Ce sont des profils dautant plus à surveiller que si la France entrait en récession, ilsseraient probablement les premiers acteurs dune baisse de la consommation »,souligne Philippe Jourdan, associé fondateur de Promise Consulting.

*Cf. INfluencia #32, « Lodyssée des territoires ».

**Lire la TrendRoom du planning sur https://trendroomlonsdale.substack.com. « On fait un échange ? » Trend #24 : quand les marques font du troc.

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