The Good : le mois de décembre est entamé, c’est l’heure du bilan de cette année 2022. Quel est votre analyse de la situation ?
Virginie Raisson-Victor : Entre le retour de la guerre en Europe, ses conséquences énergétiques, ses effets inflationnistes, mais aussi les impacts de plus en plus marqués du changement climatique et, en miroir, le bilan décevant de la COP27 et le gaspillage énergétique de la coupe du monde au Qatar : on est pris de vertige ! Un vertige que nos incohérences viennent d’ailleurs encore accentuer. Car d’un côté, on invoque « la fin de l’abondance » et on appelle à la sobriété ; de l’autre, on se fixe pour objectif de renforcer l’outil industriel et de soutenir la croissance. Or, en dépit des promesses technologiques et de la décarbonation de la production grâce au nucléaire et aux énergies renouvelables, la croissance exige de disposer de ressources dont l’Europe est dépourvue, à commencer par les métaux. Même l’eau pourrait bientôt y manquer. Autrement dit aussi, la sobriété n’est pas temporaire. Au vu du contexte géopolitique, elle risque même de se durcir…
TG : cela promet un futur difficile à plusieurs niveaux ?
V. R. V. : Oui, difficile, mais aussi risqué ! Difficile, à cause du prix social et politique des différentes crises que nous continuerons de subir (inflation, tension énergétique, pression écologique…) ; risqué à cause de notre dépendance extrême à un ensemble de métaux stratégiques dont la production est largement dominée par la Chine, mais aussi aux composants électroniques dont la fabrication est très concentrée à Taïwan. Concrètement, cela signifie que les transitions écologique et numérique reposent sur des ressources critiques, dont nous sommes dépourvus, et dont la disponibilité est géopolitiquement aléatoire. Reste donc à espérer que l’invasion de Taiwan par la Chine ne reste qu’un mauvais scénario !
TG : qu’est-ce qu’il faut pour accélérer la transition écologique ?
V. R. V. : Dans tous les cas, il faut infléchir nos modes de vie et changer de modèle économique. Mais le problème, c’est qu’au même moment, il faut aussi faire face à une crise économique, politique et sociale majeure. Autrement dit, nous voilà partagés entre l’urgence climatique d’agir et le temps nécessaire au changement, qu’il s’agisse de comportement ou de système économique. Et puis au choc de temporalité s’ajoute celui qui oppose l’économie du désir à celle du besoin. Car si nous avons « besoin » de nous vêtir, les marques, elles, s’appuient sur notre « désir » de renouveler notre garde-robe. De la même façon, l’explosion du marché des SUV procède bien moins de notre besoin de mobilités que d’un désir social. Or l’empreinte écologique de nos désirs est beaucoup plus importante que celle de nos besoins. C’est pourquoi la transition économique impose de replacer l’intérêt général et la préservation des biens communs au cœur de l’économie. Et pour y parvenir, le rôle de la publicité sera déterminant. Car c’est elle qui, aujourd’hui, fabrique ensemble nos désirs et nos comportements. Que l’on songe par exemple au slogan désormais mondialement connu « Parce que je le vaux bien » : n’est-il pas une façon de légitimer notre aspiration à consommer toujours plus, et ce bien au-delà de la cosmétique ?
TG : le changement passera-t-il inévitablement par une régulation plus stricte ?
V. R. V. : Oui, certainement, mais à condition de ne pas placer les acteurs devant le fait accompli. Car pour que la contrainte soit acceptable, il faut qu’elle soit comprise. C’est pourquoi il est important de procéder dans l’ordre : former, expliquer, annoncer, planifier, mettre en œuvre et sanctionner. Bien sûr, il faut aussi pouvoir mettre en place des outils de mesure et d’appropriation à l’instar, de l’étiquetage ABCDE pour les appareils électroménagers : il a d’ailleurs tellement bien fonctionné que les exigences d’efficacité énergétique ont dû être revues à la hausse. D’ailleurs, en dépit de la lenteur ressentie à l’aune de l’urgence environnementale, il faut aussi reconnaître que depuis quelques années, contraintes et incitations progressent très vite, en France comme en Europe (lois Egalim, Agec, et Climat et résilience ; taxonomie européenne ; directive CSRD). Et s’il est trop tôt pour mesurer l’impact de ces règlementations sur nos façons de produire et de consommer, elles sont en tout cas le signe d’une inflexion politique majeure.
TG : dans le contexte que vous décrivez, comment vous projetez-vous en 2023 ?
V. R. V. : En réalité, je me projette assez peu pour réduire le risque d’être déroutée par un scénario improbable. Comme ces entreprises qui ont renoncé à élaborer des stratégies à cinq ans pour mieux se concentrer sur leur résilience, je privilégie l’adaptation et l’action là où elles sont le plus efficaces. Pour autant, je trouve particulièrement difficile de ne pas être inquiète. Car telle qu’elle se présente, l’année 2023 s’annonce très difficile sur le plan social, notamment pour les foyers les plus modestes. Que l’on songe à ce qui se passe au Royaume-Uni… Qui aurait pensé, il y a seulement deux ou trois ans qu’autant de familles britanniques aient à renoncer au chauffage et à recourir aux banques alimentaires en 2022 ? On peut aussi redouter que la peur du déclassement et celle du renoncement vienne nourrir des discours populistes et clivants, au détriment du dialogue et de la convergence que la transition écologique exigerait pourtant de trouver. Ou encore que le montant de la facture énergétique détourne les investissements de la transition écologique. À ces risques, il faut également ajouter les nombreuses incertitudes géopolitiques en Russie et en Ukraine, mais aussi en Chine et à Taiwan ; ou encore aux Etats-Unis où la fracture n’a jamais été aussi profonde depuis la guerre civile. Sans oublier les périls auxquels le dérèglement climatique expose désormais toutes les régions du monde. Cela étant dit, rien ne justifie l’inertie ou le renoncement. Au contraire, nous avons plus de raisons et de moyens que jamais de choisir la suite de l’Histoire.
TG : c’est justement le sens du grand défi des entreprises pour la planète ?
V. R. V. : Oui, absolument.Avec Jérôme Cohen, il nous tenait à cœur de permettre aux entreprises de formuler des propositions permettant de pérenniser leur prospérité et celle de leurs salariés tout en préservant le vivant et en respectant les limites planétaires. Et le pari sera tenu. À la faveur d’un processus ajusté à l’objectif et de six sessions de deux jours réunissant une centaine de salariés, dirigeants ou actionnaires d’entreprises tirées au sort, le Grand Défi s’apprête en effet à adopter un ensemble de recommandations dont la mise en œuvre contribuerait à accélérer la transition écologique. Comme la Convention citoyenne pour le climat et d’autres initiatives avant lui, le Grand Défi aura ainsi permis de vérifier ensemble l’efficacité de la formation, la puissance de l’intelligence collective, la résilience des principes démocratiques et la force de l’engagement citoyen pour replacer l’économie au service de la vision plutôt que l’inverse…