INfluencia : Libération vient de boucler une levée de fonds grâce à l’apport de Daniel Kretinsky, patron entre autres de CMI France et actionnaire du Monde. A quoi ces 15 M€ vont-ils être principalement dédiés ?
Denis Olivennes : la priorité reste la même ! Nous avons engagé ces dernières années un projet de transformation qui vise à faire entrer Libération dans la révolution des abonnements numériques sur laquelle le journal était en retard. Ce travail sur l’audience et la conversion commence à payer. En 2021, Libération était le titre de presse quotidienne nationale dont la diffusion a le plus progressé (+18,5 % à 90 354 ex. de diffusion France payée selon l’ACPM et 93 147 ex. sur la période intermédiaire 2021-2022, ndlr). En août dernier, le journal a dépassé les 100 000 ex. Libération a retrouvé des niveaux de vente qu’il n’avait plus connus depuis dix ans. C’est le fruit de notre investissement dans la plateforme logicielle du Washington Post, qui permet de servir les abonnés numériques dans une logique de subscription first, de la constitution d’une équipe d’une vingtaine de journalistes qui s’occupe – avec un vrai travail d‘écriture – de l’actualité chaude pour développer l’audience, tandis que le reste de la rédaction se consacre aux services et aux articles qui convertissent l’audience en abonnements. Au premier plan, les enquêtes et les scoops produits par la cellule enquêtes, mais aussi les contenus qui traduisent l’expression des opinions et les reportages qui montrent la réalité contrastée de la France. Le travail de marketing des abonnements a permis de développer les offres, les newsletters, les bases mail… Tout cela a payé. Il faut maintenant franchir une nouvelle étape.
Grâce au travail sur la technique, la rédaction et le marketing abonnements, Libération a retrouvé des niveaux de vente qu’il n’avait plus connus depuis dix ans
IN : de quelle manière ?
D.O. : il faut faire baisser le taux de résiliation des abonnements, qui est encore trop élevé. Nos offres de contenus sont attractives mais nous n’arrivons pas à fidéliser suffisamment. Nous devons donc progresser pour que nos lecteurs aient davantage l’impression d’avoir un journal de plein exercice. Libération est un journal de gauche mais doit aussi être un journal complet sur l’information et pluraliste en termes de débats. Tous nos lecteurs doivent pouvoir y trouver l’expression de leurs opinions et des débats qui traversent la société française. Les enquêtes sur les lecteurs qui nous ont abandonnés montrent qu’ils attendent de nous une couverture à la fois plus complète et plus complexe de l’actualité : plus de contradictoire dans les points de vue, une meilleure distinction entre les opinions et les informations, et une offre plus large, par exemple sur l’économie, l’environnement, les sciences, la santé et la médecine… Tout cela est évidemment à mettre en rapport avec nos moyens. Les effectifs de la rédaction ont augmenté de 10 % pour atteindre aujourd’hui 220 journalistes, mais c’est encore peu par rapport à celles du Monde ou du Figaro…
Nos offres de contenus sont attractives mais nous n’arrivons pas à fidéliser suffisamment. Nous devons donc progresser pour que nos lecteurs aient davantage l’impression d’avoir un journal de plein exercice
IN : avec cette montée en puissance du numérique, quel rôle gardent les unes « affiches » si spécifiques à Libération ? Comment évolue la pub et quelle est sa part dans les revenus ?
D.O. : le papier ne représente plus que 40 % de notre diffusion mais encore la plus grande part de nos revenus. Nos unes sont notre emblème, en kiosque mais aussi sur notre application ou sur les réseaux sociaux où elles sont massivement partagées. La pub ne représente que 10 % de nos revenus et la part du digital y est trop faible. C’est un axe essentiel de notre développement.
IN : malgré la progression de la diffusion, l’équilibre a été repoussé de 2023 à 2026. Ce modèle est-il de nature à résorber durablement les pertes ?
D.O. : un abonnement numérique vaut une centaine d’euros par an quand un abonnement traditionnel rapporte trois ou quatre fois plus. Les coûts ne sont pas non plus les mêmes en ce qui concerne l’impression et la distribution… La transition est complexe mais le modèle est soutenable. Le New York Times et le Washington Post l’ont montré, Le Monde et Le Figaro aussi. En étant un vrai journal sérieux, mais avec un ton bien à lui, insolent et frais, ancré à gauche mais ouvert au débat, qui rend compte des faits et donne la parole à des opinions diverses, déniche et défriche de nouvelles évolutions de société ou culturelles, on peut trouver 200 à 300 000 acheteurs ou abonnés que cela intéresse. C’est un défi que nous pouvons relever grâce au numérique et qui ne dépend que d’une chose : la volonté de la rédaction d’aller vers le grand large.
On peut trouver 200 à 300 000 acheteurs ou abonnés que Libération intéresse. C’est un défi que nous pouvons relever grâce au numérique et qui ne dépend que d’une chose : la volonté de la rédaction d’aller vers le grand large
IN : pour garantir son indépendance, le journal a été placé en 2020 dans un Fonds de dotation pour une presse indépendante (FDPI). Quel bilan tirez-vous ?
D.O. : pour ma part, je n’ai jamais considéré que la nature de l’actionnaire détermine l’indépendance d’un média. Cette indépendance est assurée par des règles : celles de Libération constituent probablement le système le mieux disant au monde. Le journal a été la propriété de Jérôme Seydoux, d’Édouard de Rothschild et de Patrick Drahi sans que jamais son indépendance ne soit menacée. L’indépendance d’un média tient aussi à la force d’âme de ceux qui le dirigent dans et hors de la rédaction et à la détermination collective de la rédaction. Personne ne pourrait intervenir sans qu’elle ne proteste et que cela se sache. Être dans une fondation présente des avantages – mettre Libération à l’abri des conflits d’intérêt – et des inconvénients car, si les poches d’un milliardaire sont profondes, celles d’un fonds sont très limitées… En même temps, c’est une bonne contrainte pour un journal que de devoir vivre sur ses propres moyens. S’il y parvient, cela montre qu’il est utile.
C’est une bonne contrainte pour un journal que de devoir vivre sur ses propres moyens. S’il y parvient, cela montre qu’il est utile
IN : il a beaucoup été question de concentration des médias ces derniers mois. Que vous inspirent ces débats et l’abandon de la fusion TF1-M6 ?
D.O. : le projet de fusion TF1-M6 avait indiscutablement du sens car l’univers des chaînes gratuites est bousculé par le développement d’internet et des plateformes. Mais si l’Autorité de la concurrence a considéré que la création d’un groupe fusionné menaçait d’un abus de position dominante, elle a raison par construction. D’une manière générale, je considère que la concurrence est une bonne chose et que le pire ce sont les rentes. Le pluralisme de la presse est assuré en France : il y a des journaux de gauche, de droite et sans engagement. Les rédactions du Monde et de Libération voient leur indépendance protégée par des règles… Il n’y a quasiment pas de concentration dans les grands quotidiens nationaux, qui appartiennent à différents milliardaires. C’est même un miracle que l’on ait trouvé en son temps des milliardaires pour investir dans un secteur qui était en déconfiture. Tout comme, aux Etats-Unis, Jeff Bezos a sauvé le Washington Post… Quand ils investissent dans des rédactions indépendantes, ils ne peuvent s’acheter une influence car leur capacité d’intervention est réduite à rien.
C’est un miracle que l’on ait trouvé en son temps des milliardaires pour investir dans un secteur de la presse qui était en déconfiture. Quand ils investissent dans des rédactions indépendantes, ils ne peuvent s’acheter une influence car leur capacité d’intervention est réduite à rien
IN : vous venez de faire, le 30 septembre, vos débuts d’animateur télé dans la nouvelle émission littéraire de Public Sénat, Au bonheur des livres. Voulez-vous y faire vivre les grands débats qui vous animent en tant qu’essayiste ?
D.O. : j’ai la passion des livres depuis ma plus tendre jeunesse. Ils sont mon pays, ma famille, mes amis, mes plus chers compagnons. Quand j’étais enfant, assez solitaire, ils étaient mon refuge et mon échappatoire. J’aime les écrivains. Partager ce plaisir avec d’autres, quel bonheur ! Je vais essayer de faire cela en étant le plus ouvert possible : tous les genres, tous les formats, tous les éditeurs, toutes les idées, toutes les écritures… Avec une seule boussole : le plaisir du texte.
En savoir plus
Entre juillet 2021 et juin 2022, la diffusion France payée (DFP) de Libération était en moyenne de 93 147 exemplaires (+11,14 % sur un an) avec seulement 8 705 exemplaires vendus au numéro, mais 52 507 versions numériques individuelles et 17 322 autres vendues par tiers. Le titre s’est très nettement redressé puisque sa DFP n’était plus que de 68 362 ex. en 2018.
Le journal reste déficitaire mais les pertes du journal ont été divisées par deux en 2021 et « de près de 25 % à fin août 2022 ». Elles s’élevaient à 7,9 M€ en 2021, contre 12 M€ en 2020.
Lors de la dernière levée de fonds, Daniel Kretinsky a souscrit à une obligation d’un montant maximum de 14 millions d’euros émise par Presse indépendante SAS, la structure possédée par le Fonds de dotation pour une presse indépendante (FDPI), qui possède le quotidien. Cette somme remboursable dans quatre ans se double d’une donation d’un million d’euros. L’homme d’affaires, patron entre autres de CMI France (Elle, Marianne, Franc-Tireur…) et actionnaire du Monde, bénéficiera d’un siège au conseil d’administration du fonds.
Le dispositif du Fonds de dotation pour une presse indépendante (FDPI) adopté par Libération en 2020 s’inspire de celui qui avait déjà été choisi par Mediapart en 2019, lui-même imaginé à partir du modèle du « Scott Trust » qui protège depuis les années 1930 le quotidien britannique The Guardian.