COURT-CIRCUITS / CIRCUITS COURTS : 10 tendances, expliquées, décryptées et illustrées pour la 5ème édition de « Français, Françaises » par 366 et BVA au prisme d’un corpus de plus de 100 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans de PQR. Aujourd’hui la dixième et dernière tendance consacrée au sens du travail.
« Harcèlement moral institutionnel » : la condamnation prononcée par la Cour d’appel de Paris, le 20 décembre 2019, dans l’affaire de la vague de suicides de salariés de France Télécom à la fin des années 2000, à l’encontre des principaux dirigeants de l’époque, a résonné comme un coup de tonnerre. Par la première juridique qu’elle constituait, étendant à une stratégie managériale, et non plus seulement à des comportements individuels, l’infraction pénale du harcèlement. Et par la portée symbolique des peines – notamment un an de prison dont 4 mois fermes et 15 000 euros d’amende pour les trois principaux anciens dirigeants. L’affaire France Télécom s’incarne en symbole d’un fait social, et ce n’est pas un hasard tant ce verdict intervient au bout d’une décennie qui a vu se cristalliser les enjeux popularisés dès 1998 par les psychiatres experts du monde du travail Christophe Dejours (Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil) et Marie-France Hirigoyen (Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Syros) autour de la souffrance au travail. Augmentation des arrêts-maladie, burn-out, uberisation, bullshit jobs, robotisation… Le travail vit une crise d’image plus complexe qu’il n’y parait, entre tension et épanouissement.
Aimer son travail n’est pas aimer son entreprise
Quelques indicateurs objectifs doivent interpeller, à commencer par l’augmentation régulière du taux d’absentéisme, établi à 5,1% en France en 2018, en hausse de 8% par rapport à 2017, ou la montée parallèle des dépenses liées aux arrêts de travail (+4% par an de 2015 à 2018, et encore +4,2% au premier semestre 2019). Les arrêts maladie longue durée (plus de 90 jours) augmentent fortement (+10%) et explosent carrément chez les moins de 40 ans (+23%), et les femmes, catégories aux emplois souvent plus précaires. En cause établie, un stress croissant, dont les autorités de santé chiffrent le coût en milliards d’euros, pouvant aller jusqu’au désormais fameux burn out, ou épuisement professionnel. Un phénomène devenu suffisamment prégnant pour qu’en février 2019 une mission d’information de l’Assemblée nationale, s’appuyant sur une estimation « basse » de 480 000 cas par an, recommande officiellement – mais les résistances économiques restent fortes à ce jour – sa reconnaissance comme maladie professionnelle. Ils sont également subjectifs et se lisent dans les représentations que se font les Français du travail : seule une minorité (43%) juge que le travail est « source de bien-être » et seule une courte majorité (54%) a le sentiment de faire un travail « utile ». Près d’un sur deux dit ressentir du stress dans son travail. . Quant aux cadres, deux tiers d’entre eux jugent que les « reporting », les « réunions » et « répondre aux mails » sont les éléments les plus pénibles de leur fonction. Et 58% ne se sentent plus en adéquation avec les valeurs de l’entreprise . Mais tout n’est pas que souffrance et désolation au travail, loin de là, dans une France qui se classe au 7ème rang de la productivité parmi les pays de l’OCDE. L’étude réalisée en février 2019 par BVA pour BPI Group montre ainsi que deux salariés français sur trois sont satisfaits de leur qualité de vie au travail, de leurs relations hiérarchiques et de leur équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Mais que 85% considèrent que… leur entreprise n’est pour rien dans cette satisfaction. Aussi, si l’on observe une prise de distance des Français avec leur emploi, elle concerne sans doute de fait bien plus l’entreprise que le travail lui-même.
Travail mondialisé, travail désenchanté ?
Trente ans de mondialisation et de libéralisme ont mis le travail « en miettes » selon l’expression du sociologue américain Georges Friedmann. Tout le monde a ainsi intégré que c’en était fini de la carrière traditionnelle, dans une même entreprise, voire dans un même métier. Compétition économique exacerbée et innovation technologique accélérée (transformation digitale et robotisation), ont instauré en règle d’or l’adaptabilité obligée et la flexibilité subie au gré du lean management. Et si le temps de travail annuel a diminué de 17% depuis 1975, l’INSEE montre dans ses Données sociales 2019 que c’est avant tout sous l’effet du la montée du « travail atypique » et du triplement des emplois à temps partiels des femmes et des jeunes. La marche à la précarisation et/ou à la flexibilité plus ou moins forcée a ainsi produit une puissante logique d’atomisation des conditions et des statuts : accroissement de la pluri-activité, multiplication des « jobs hybrides », détournement du statut d’auto-entrepreneur, ubérisation des activités… Avec en parallèle, la mythification de la figure du « start-uppeur », ou la valorisation des « mad skills » – ces goûts et pratiques décalés (mais obligatoirement signes de dynamisme et de créativité) qui viennent s’ajouter aux « soft skills » (ou « savoir-être ») et « hard skills » (compétences) dans les attentes des recruteurs… : chacun est désormais sommé d’être l’entrepreneur agile et proactif de sa propre carrière, dans un élan porteur pour certains et plus naturel aux jeunes générations, mais aussi lourd de pression pour les générations plus agées. Par ailleurs, l’accélération technologique crée un climat anxiogène, profilant l’Intelligence artificielle, comme hier la robotisation, comme un fossoyeur de métiers. C’est notamment la thèse du grand penseur Yuval Noah Harari : « beaucoup pourraient connaître le sort, non des cochers du XIXe siècle, reconvertis en taxis, mais des chevaux, chassés alors du marché du travail… »
Un début de retour de balancier ?
Après ces mutations à marche forcée, nous sommes peut-être entrés dans l’ère de la réaction, avec l’émergence de nouvelles critiques et de nouvelles pratiques. Les Bullshit jobs, conceptualisés (à raison et avec succès) par l’anthropologue américain David Graeber, ont montré la vacuité d’un certain nombre de fonctions dans l’entreprises et mis en question « le changement pour le changement ». Les critiques pleuvent sur des modes de management simplistes, jargonnant, pas assez humains, trop brutaux, comme l’illustre le livre de François Dupuy La faillite de la pensée managériale. La vision enchantée d’une économie numérique innovante et collaborative fait désormais place aux velléités de régulation du « capitalisme de plate-forme » que décortiquent les sociologues Abdelnour et Dominique Méda dans Les nouveaux travailleurs des applis (PUF, 2019), tandis que de la Californie à la France se multiplient les revendications et mobilisations collectives du « nouveau prolétariat » qui en est la main d’œuvre, à l’instar des grèves des livreurs Deliveroo à Paris. A Paris, Londres, San Francisco ou Barcelone, les collectivités publiques tentent également de reprendre la main sur Airbnb et Uber. Le graal de la start-up lui-même s’érode quelque peu, sous le coup du désenchantement rapporté par Mathilde Ramadier face à une réalité hiérarchique et salariale, souvent éloignée des promesses du « cool ».
La Révolte des premiers de la classe
Peut-être parce qu’ils en ont davantage les moyens, c’est bien des plus qualifiés et des insiders au sein du monde du travail que vient la réaction à cette perte de sens, comme le montre La révolte des premiers de la classe de Jean-Laurent Cassely, montrant l’émergence d’un « néo-artisanat » avec le foisonnement de cadres surdiplômés lâchant leur confort pour se lancer dans la pâtisserie ou l’ébénisterie, sans oublier l’attraction significative qu’exercent désormais les entreprises de l’ESS (Economie Sociale et Solidaire) comme les grandes ONG sur des profils de haut niveau. Et tout indique que cette nouvelle distance au travail est plus encore générationnelle, et donc destinée à s’accroître – de l’écho du Manifeste pour un réveil écologique, pétition lancée par des élèves de Grandes écoles pour intégrer pleinement les enjeux climatiques et de la transition écologique à leur formation (31 000 signature en un an à fin 2019) aux sérieuses difficultés que rencontrent désormais les grands acteurs de filières comme la plasturgie ou le nucléaire à attirer les jeunes ingénieurs, dont nombre leur préfèrent aujourd’hui les petites entreprises innovantes dans le recyclable et le renouvelable, même à moindre salaire.
La grande entreprise perd du crédit auprès des jeunes générations diplômées
Parce qu’elle fait moins sens et parce que, désormais, on cherche de plus en plus ce sens en dehors de son travail. C’est ainsi la capacité des employeurs à assurer que le travail ne prendra pas toute la place qui est de plus en plus recherchée par les jeunes diplômés. Comme on a désormais compris que l’épanouissement personnel et la réalisation de soi ne passait plus (ou pas que) par le travail, on souhaite qu’il emplisse de moins en moins sa vie. Pieds nus dans la terre, une fourche à la main, un jeune étudiant, fraîchement diplômé de CentraleSupélec, se fait une fierté de retourner la ligne de compost qui lui a été assignée. Ce grand gaillard ne compte pas ses efforts pour fertiliser les cultures de fruits et légumes bio de la ferme de Zsámbok, en Hongrie. Ce qui ne l’empêche pas, de temps à autre, de papoter avec son camarade de compost, bientôt diplômé, lui, de Centrale Nantes. Nous sommes à Cargonomia, laboratoire et centre de recherche et d’expérimentation « décroissant » basé à Budapest où les jeunes ingénieurs français souhaitant une autre voie affluent en stage. C’est là tout le paradoxe du libéralisme : avoir affirmé pendant des décennies que le travail était la condition de réalisation de soi pour finalement aboutir au fait qu’un nombre grandissant de diplômés la recherchent hors et à l’écart de l’entreprise traditionnelle.
Revenir au « fond » pour refaire sens
Comment alors, pour les entreprises, concilier efficacité productive et bien-être au travail, face à une distanciation multiple qui recouvre parfois des désirs contradictoires (flexibilité vs sécurité notamment) entre catégories de salariés et générations ? Difficile à l’évidence, mais pas désespéré, à l’heure où fourmillent les réflexions et initiatives en la matière. De grands patrons appellent ainsi à remplacer la satisfaction-client comme indicateur-clé de la performance par la satisfaction-salarié, tandis qu’un nombre croissant d’entreprises inscrivent la baisse du turnover au sein des équipes parmi les critères de bonus des managers. La mise en place d’un management beaucoup plus concerté, « bienveillant » (le terme est apparu en 2019 sur de nombreux guides du management ) et « sur-mesure » est également identifiée comme un des facteurs essentiels pour répondre à l’aspiration collaborative et au bien-être. On redécouvre au fond des idées de bon sens : un salarié heureux et engagé dans son travail sera plus motivé, donc plus productif, et donc bénéfique à l’entreprise. Il s’agit alors pour les grandes entreprises de passer du suivi lointain du bien-être à un véritable pilotage de « l’expérience salarié », à travers le recueil en temps réel du vécu des collaborateurs. La question du sens fait aussi l’objet d’une attention nouvelle, que ce soit à travers le développement de l’intrapreneuriat pour favoriser la mise en œuvre de projets personnels dans l’environnement sécurisé de l’entreprise, ou la tendance à la formalisation de la Raison d’être des organisations, ou à tout le moins de la prise en compte sérieuse de leur responsabilité sociale et environnementale. Une démarche dont toutes les mesures établissent sans contestation qu’elle constitue un puissant levier de fierté et d’engagement des collaborateurs. Vaste chantier de fond et travail de fourmi au programme donc, qui rend d’autant plus urgent de dépasser les approches gadget et cosmétiques de la wellness – babyfoot et yoga en entreprise, dont l’inefficacité est démontrée depuis longtemps aux Etats-Unis – comme du Chief Happiness Officer, dont la figure est déjà tournée en ridicule alors qu’elle est encore en émergence. En rappelant avec Mona Ozouf, dans son jugement à l’encontre des dirigeants France Télécom que « l’ensauvagement des mots précède l’ensauvagement des actes », c’est même à l’abandon de la novlangue managériale, lourde de déréalisation et de violence euphémisée, qu’a appelé la Cour d’appel de Paris. Sans doute faut-il à présent retrouver le sens des mots du travail pour en dépasser les maux.