COURT-CIRCUITS / CIRCUITS COURTS : 10 tendances, expliquées, décryptées et illustrées pour la 5ème édition de « Français, Françaises » par 366 et BVA au prisme d’un corpus de plus de 100 millions d’articles et 30 milliards de mots, soit 10 ans de PQR. Voici la quatrième: Data or not Data.
Avec un terme vague et impersonnel comme « Big Data », gourmand comme un « cookie » ou des évocations plutôt douces et floconneuses comme « Cloud », « Lake » ou « Ocean » (ceux des données), la montée en puissance de la donnée, de la data, s’est d’abord faite plutôt tranquillement. Bien sûr, le fait de devoir accepter, cocher, approuver, cliquer de plus en plus fréquemment pouvait constituer un désagrément mais il est encore aujourd’hui presque toujours balayé par les utilisateurs, avides de bénéficier des services qu’on leur propose.
Toutefois, sans que l’on puisse encore utiliser des termes aussi radicaux que rébellion ou boycott, les consommateurs et citoyens sont de plus en plus nombreux à s’interroger, à prendre conscience ou à déceler des preuves du « data deal » qui les lie désormais à toutes les entreprises qui leurs proposent des services en échange de données de comportements, d’usage ou de partage. Ceux qui s’en inquiètent sont nombreux. On y retrouve des spécialistes et des professionnels « repentis », des philosophes pessimistes et des économistes pertinents. Les citoyens comme les puissances étatiques réagissent, chacun à leur manière et à leur niveau, même si, à ce stade, rien ne semble être en mesure de contenir une vague qui n’a pas encore donnée toute sa puissance.
Vertige
Les chiffres relatifs à la production de données par les individus sont tellement massifs que l’on comprend que les consommateurs peinent à les conceptualiser. Les cabinets spécialisés estiment qu’en moyenne, en 2020, chaque personne produira 1,7 megabytes de données… chaque seconde. Un volume qui devrait continuer à doubler tous les trois ans. Pour la plupart d’entre nous, le système d’échange ou de délégation de données contre un service ne pose pas de problème. On peut bien sûr parfois s’énerver de voir sur un site visité pour la première fois des publicités qui correspondent à une recherche antérieure sur un autres site. On peut aussi être tenté de ne pas « accepter » une géolocalisation, jusqu’au moment où l’on ne retrouve plus son chemin. Le caractère parfaitement indolore et quasi transparent du « partage » de données est d’une efficacité redoutable. Pour Bernard E. Harcourt (« La Société d’exposition. Désir et désobéissance numérique. Editions du Seuil) nous sommes même « enfermés dans un circuit numérique du plaisir » où les murs gris de 1984 ont été remplacés par « les couleurs vives de nos téléphones, les émoticônes sucrées et autres GIF vibrionnants ».
Les alertes sur ce qui se cache derrière cette notion de partage sont toutefois aujourd’hui de plus en plus nombreuses et diversifiées. Dans notre enquête, près de 8 Français sur 10 (79%) expriment d’ailleurs leur inquiétude à l’égard de l’utilisation de leurs données personnelles. Les premiers signaux négatifs ont porté sur la « sécurisation » de ces données. La multiplication des codes de sécurité ou des facteurs d’identification sont une réponse à cette première dimension. Elles ont parfois permis à des entreprises de transformer une inquiétude en avantage concurrentiel potentiel. Mais le piratage de données personnelles (et pourtant déléguées à des tiers), notamment dans le domaine bancaire, a surtout fait prendre conscience de leur valeur pour soi et ceux qui les détiennent. Dès le début de la précédente décennie, Viviane Reding, vice-présidente de la précédente Commission européenne, estimait que la valeur des données livrées par les citoyens européens s’était élevée pour la seule année 2011 à environ 315 milliards d’euros. Elle prédisait que cette valeur produite par les données en Europe pourrait représenter 1000 milliards en 2020. Après l’affaire « Cambridge Analytica » (utilisation de données personnelles dans le cadre de la campagne électorale américaine de 2016), le cabinet Privacy International rappelle que Cambridge Analytica avait payé 0,75 dollar par électeur américain pour accéder à son prénom, son nom, son sexe, son lieu de résidence et surtout des éléments concernant son orientation politique. Certains ont tenté de mener un combat pour la valorisation individuelle des données produites par les citoyens et les consommateurs. En vain pour l’instant, la valeur résidant d’abord dans la masse collective de ces données plutôt que dans leur production individuelle.
Enjeux de pouvoirs
La question de l’usage de ces données déborde toutefois aujourd’hui largement le cadre économique pour envahir la sphère démocratique. Le lien est notamment fait par Shoshana Zuboff dans son ouvrage « L’Âge du Capitalisme de surveillance ». Elle y explique que « le capitalisme de surveillance s’approprie l’expérience humaine comme matière première gratuite… Même si certaines de ces données servent à améliorer des services, le reste est intégré dans des processus de « machine learning » avancés puis transformés en produits prédictifs qui anticipent ce que vous voudrez faire maintenant, bientôt et plus tard ». Le propos est fort mais il ne fait qu’exprimer différemment ce que Cathy O’Neil écrivait déjà dans « Weapons of math destruction » (« Algorithmes : la bombe à retardement » en français) en soulignant le danger que cela pose sur les principes de libre arbitre et de fonctionnement de la démocratie.
Il ne s’agit donc plus uniquement de s’émouvoir de l’utilisation des données privées dans le cadre de campagnes électorales mais de comprendre à la fois l’importance du pouvoir que les citoyens donnent à ceux à qui ils « délèguent » leurs données, la manière dont ce pouvoir s’exerce et surtout les motivations de ceux qui exercent ce pouvoir. Dans une note pour l’Institut Montaigne, Gilles Babinet, digital champion » pour la France auprès de la Commission européenne souligne, qu’alors que les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) interagissent plus souvent et connaissent aujourd’hui mieux les individus que les Etats eux-mêmes – et ont souvent des moyens financiers beaucoup plus importants – leur but n’est pas le « bien commun », comme c’est généralement le cas pour les Etats. Et pourtant, comme le dit l’historien des sciences George Dyson : « Aujourd’hui Facebook définit qui nous sommes, Amazon définit ce que nous voulons et Google définit ce que nous pensons »
La vitesse à laquelle l’acronyme GAFA(M) a supplanté celui de BRICS dit d’une certaine manière le basculement auquel on assiste aujourd’hui. Régulièrement, les géants du numérique s’attaquent à une nouvelle activité jusque-là portée par les Etats. Ils s’y livrent des batailles territoriales ou tentent de définir des frontières qui ne sont pas sans rappeler les oppositions historiques entre les Etats de droit. Transports, énergie, santé, médias, assurance, éducation, sécurité, identité, justice : rien ne semble devoir leur échapper… Les Français ne s’y trompent pas. Dans notre enquête la majorité des personnes interrogées (54%) estime que les GAFAM ont aujourd’hui plus de pouvoir que les Etats eux-mêmes (26% pensent qu’ils en ont autant pour seulement 20% qui jugent qu’ils en ont moins).
Si les consommateurs et les citoyens semblent jusqu’à présent relativement passifs, les Etats tentent de réagir. Ils le font principalement en tentant de réguler la notion de propriété et de sécurisation des données mais aussi en s’attaquant à la fiscalité et au caractère monopolistique des GAFAM. Au niveau européen, la mise en place du RGPD (Règlement Général pour la Protection des Données) fût long à mettre en œuvre mais sert aujourd’hui de référence pour d’autres Etats. Ainsi la Californie, où siègent pourtant la plupart des géants du numérique, vient de mettre en place le « California Consumer Privacy Act » qui donne aux Californiens plus de contrôle sur leurs données personnelles. La fiscalité est une autre arme utilisée par les Etats face à des entreprises qui font fi des frontières ou utilisent à leur profit la faible cohérence fiscale qu’il existe entre les pays. Enfin, le recours à des lois anti-trust aux Etats-Unis ou la volonté de créer un « acteur européen de niveau mondial » dans le domaine du cloud (stockage des données) expriment clairement le souhait d’un rééquilibrage des pouvoirs.
New data deal ?
Dans ce jeu de délégation de puissance et de pouvoir, les consommateurs et les citoyens seront les arbitres, au travers de leurs comportements et leurs opinions. Et si les comportements ne se modifient pour l’instant que marginalement, l’image de ceux qui collectent et utilisent les données personnelles montre des premiers signes d’affaiblissement. Ainsi, une étude du Pew Research Center a montré récemment qu’entre 2015 et 2019, la part de ceux qui considèrent que les entreprises de technologie ont un impact positif sur l’économie et le marché a chuté de 71% à 50%. Autre signe : l’image d’employeur des GAFAM pour les cadres ne cesse de régresser. Dans le baromètre Glassdoor sur l’attractivité des entreprises, Facebook est passé de la première place en 2017 à la 23ème en 2019. Google n’est désormais plus que 11ème dans ce même baromètre tandis qu’Apple obtient la 84ème place et qu’Amazon n’apparait même plus dans le TOP 100.
Toutes les entreprises, les marques et les institutions qui bénéficient à ce stade du « data deal » qu’ils proposent aux individus, doivent avoir une conscience aigüe de la fragilité de ce partenariat. Aujourd’hui concentrés sur les GAFAM, les doutes relatifs à l’image peuvent rapidement infuser auprès de l’ensemble des collecteurs de data ou de ceux qui en font usage. La confiance, ici comme ailleurs, est une donnée fragile et sans doute faut-il dès aujourd’hui envisager les termes d’un « new data deal », dont la transparence et de nouvelles réciprocités seraient les piliers centraux.