Les classes moyennes ont été parmi les populations les plus exposées, depuis trois ans, aux dernières crises qui ont affecté la France et les ont soumises à un effet train fantôme dont nous ne sommes pas encore sortis : crise sanitaire, crise sociale, inflation, émeutes urbaines… Face à cet enchaînement de tensions, de stress et de chocs, la question de leur effacement se pose effectivement plus que jamais. Ne sont-elles pas appelées à se prolétariser petit à petit pour ne faire qu’un avec les classes populaires ? Ou à se replier sur elles-mêmes dans une abstention à la fois électorale – déjà inquiétante – et culturelle, finissant par les rendre insignifiantes dans la société française ? Ou à se retrancher dans une forteresse mentale, un individualisme de survie qui finirait par les dissoudre en tant que groupe social ?
Trois visions de disparition
Des classes moyennes prolétarisées ? Le mot est fort, c’est vrai. Mais pas excessif, devant une crise du pouvoir d’achat qui est devenue, au fil du temps, une crise des modes de vie transformant profondément le quotidien de millions de nos concitoyens. Une crise de longue durée, considérablement aggravée par le retour de l’inflation en 2022 mais présente depuis très longtemps pour beaucoup, qui nous en parlaient déjà en 2008. L’effacement des classes moyennes, c’est le risque de leur transformation progressive en classes populaires. Une question qui ne peut pas être contournée, au regard de l’évolution récente de la situation des plus fragiles de ces Français pourtant intégrés dans le monde du travail, mais peinant à s’en sortir d’une façon de plus en plus criante : « L’année 2023, je la trouve comme une continuité et une conséquence des années passées, elle impacte le moral, c’est sûr, avec cette inflation qui ne s’arrête pas, on n’a plus la même liberté financière, on doit calculer pour tout et même se faire des privations pour tenir jusqu’au mois prochain. »*
Des classes moyennes repliées sur elles-mêmes au point de perdre toute influence sur le reste de la société ? De devenir un groupe social en retrait de la vie de la nation au point de s’effacer du paysage ? C’est aussi une vraie question. Qui se pose avec d’autant plus d’acuité quand la succession de crises géopolitiques apparues depuis deux ans renforce ce mouvement de repli sur un pré carré intime, par nature contradictoire avec un engagement collectif. Et avec la volonté d’agir, en tant que groupe social et en tant que nation, sur le destin du monde et son propre destin. Une manifestation évidente et inquiétante de ce repli des affaires du monde étant pour certains la volonté affichée d’échapper à l’information pour échapper à l’angoisse. « (…) Je me demande si finalement, ce ne sont pas les médias qui sont trop anxiogènes. Quand je pars en week-end, souvent je coupe les réseaux, et je mets en sourdine BFM and Co. Curieusement, ça va beaucoup mieux. »
Des classes moyennes retranchées dans un individualisme autarcique, disparaissant en tant que classe sociale ? Là aussi, le sujet mérite d’être affronté. En effet, comment persister dans son être en tant que collectif si autour de l’individu seuls les proches, la famille nucléaire, constituent encore un groupe auquel il s’affilie ? On ne peut ignorer que pour une partie de ces Français qui se sentent assiégés, l’idéal de vie qui s’exprime ouvertement tend à devenir sécessioniste. Un idéal de vie par définition autocentré, et en un sens – c’est nouveau – dirigé contre les autres. Et donc dirigé contre l’idée même non seulement de faire société, mais de faire corps avec ses pairs, ceux-là qui partagent pourtant les mêmes conditions de vie. Mais dont on finit par se protéger, parce qu’en réalité on a le sentiment de devoir se protéger de tout et de tous. Une attitude dont on imagine qu’elle ne peut que s’exacerber depuis les émeutes de cet été 2023, au sein de ces classes moyennes qui vivent souvent si ce n’est dans des quartiers populaires, du moins au contact de ces quartiers, partageant dans les transports en commun un espace parfois conflictuel. Ou qui les fuient, ou les tiennent soigneusement à distance – jusqu’à quand ? « Pour ma part, j’ai la chance d’habiter à la campagne, dans une grande maison avec jardin. Ça facilite les besoins de s’isoler de tout ça, de pouvoir encore s’évader en s’occupant de l’extérieur, du jardin, du potager… C’est mon monde à moi, que je partage avec ma femme et mes deux enfants, et personne n’y touchera. »
Tout indique au contraire que les classes moyennes résistent, voire qu’elles sont plus centrales que jamais. Statistiquement, mais aussi et surtout en termes d’influence : en réussissant à imposer, sans le revendiquer de façon agressive ou militante, leur mode de vie, leur vision de la responsabilité des entreprises et des marques, et leurs valeurs.
Trois modes de résistance
Leur mode de vie tout d’abord. En mettant en place une véritable ingénierie du moins qui permet de continuer à profiter de la vie tout en préservant un revenu pour certains en baisse, pour d’autres stagnant, pour les plus protégés progressant faiblement. Qui permet de préserver, au-delà de la notion traditionnelle de pouvoir d’achat, un pouvoir de bien vivre donnant accès aux plaisirs simples du quotidien, pour un coût maîtrisé. Celui-ci s’incarnant dans l’optimisation de toutes les dépenses, par l’usage raisonné des catalogues de la grande distribution auxquels certains sont encore extrêmement attachés, l’entraide… Et qui se traduit aussi par l’ajustement des dépenses contraintes grâce à une gestion pointue de l’énergie et de la mobilité, la redécouverte de tout ce que le fait-maison, le potager, le batch cooking offrent comme possibilités de continuer à manger à la française, c’est-à-dire bien, sans se ruiner. Mais aussi dans l’exploitation de toutes les ressources que leur pays, leur région, leur terroir, leur voisinage offrent en termes de loisirs, de beauté, de découverte, à ceux qui savent les regarder autrement. Inventer un nouveau mode de vie, et faire de son côté raisonnable une tendance, rendre aspirationnel ce qui est d’abord une contrainte : c’est d’abord ça, le pouvoir d’influence de ces classes moyennes sous pression qui résistent à la restriction, qui résistent au moins-disant de leur vie. « Il s’agit d’arrêter de consommer (acheter, utiliser, jeter) pour se mettre à vivre (échanger, utiliser, réutiliser, réparer, échanger). »
Leur vision de la responsabilité des marques et des entreprises ensuite. Le pouvoir d’influence des classes moyennes, c’est aussi de savoir imposer aux marques et aux entreprises une vision de la responsabilité sociale et environnementale raisonnable, accessible, possible à mettre en œuvre sans obliger chacun à des révolutions impossibles. C’est de savoir se passer des marques, quand il le faut ou quand on le peut, pour inventer sa propre consommation responsable : se fournir chez le petit producteur local qui offre la possibilité concrète d’une consommation 0 km – à l’empreinte carbone insignifiante et à la traçabilité a priori irréprochable – se rendre dans les enseignes anti-gaspi pour profiter de paniers souvent plus intéressants que ceux de la grande distribution. C’est les mettre au défi, être l’aiguillon permanent de leur intégrité : « Faut-il faire confiance [aux marques] quand elles nous vantent qu’elles sont responsables ? […] Il ne suffit pas de mettre sur l’emballage que l’on est responsable, il faut l’être vraiment. À elles de nous prouver qu’elles le sont. » C’est bien sûr utiliser le covoiturage quand c’est possible. C’est redécouvrir la plus douce des mobilités douces, la marche, quand le prix du carburant se combine à la nécessité de sortir des énergies fossiles. Mais c’est aussi, face aux pouvoirs publics, savoir se faire entendre. Par exemple leur faire comprendre que les ZFE (Zone à Faibles Émissions) obligeant à réinvestir immédiatement dans un véhicule électrique encore inabordable pour beaucoup, c’est non. Et c’est réussir à les faire reculer puisque les moratoires sur cette mesure décidés depuis quelques mois par plusieurs grandes métropoles françaises en témoignent.
Et surtout leurs valeurs. Des valeurs que ces classes moyennes réaffirment sans jamais varier d’un pouce, depuis toujours – en tout cas depuis 2007, l’année où nous avons commencé à dialoguer avec elles. Respect de l’autre, liberté, patrimoine, famille, solidarité, amour de ce qui fait l’unicité et la beauté d’une certaine idée de la vie… Le pouvoir d’influence de ces Français qui résistent envers et contre tout aux difficultés, aux crises, aux tensions, à la mondialisation, c’est aussi et c’est peut-être surtout de ne pas bouger sur l’essentiel et de savoir, année après année, y rester fidèles. Et faire comprendre aux marques que si elles veulent continuer à leur parler, à en être écoutées, elles doivent non seulement respecter mais partager ces valeurs. « Dans une société profondément divisée sur de nombreux sujets, je pense que c’est bien que les marques communiquent sur des sujets qui nous rassemblent, qui nous font sourire ou qui nous rappellent de bons souvenirs. » Pour aider ces Français à résister aux vicissitudes de l’époque et à sa violence. Pour aider ces Français à perdurer dans ce qui fait pour eux la France, dans ce que signifie non seulement être français mais être de France, comme disait Saint-Exupéry. Pour répondre, aussi, à leur volonté de voir le made in France devenir une nouvelle excellence française, autant que la préservation d’un patrimoine matériel et immatériel commun. Pour les rendre si ce n’est « heureux comme Dieu en France », comme on dit en Allemagne, mais simplement fiers de ce qu’ils sont capables de réaliser et de vivre ensemble. C’est une mission qu’ils confient aussi aux marques et aux entreprises. « J’attends beaucoup des entreprises qui vendent des produits ou services en France. Je souhaiterais qu’elles soient là comme l’État a été là pour elles… Qu’elles jouent leur rôle dans l’économie française. Qu’elles utilisent des matières premières, qu’elles rapatrient leur production en France. On sait faire. Les sociétés et surtout les consommateurs peuvent changer et créer la société de demain. » Une mission exigeante mais aussi magnifique – « magnifique », le mot qu’ils utilisent si volontiers pour décrire leur cher et vieux pays, aujourd’hui comme hier.
*Toutes les citations sont extraites de posts de L’Observatoire FreeThinking des classes moyennes.