INfluencia : Qu’est-ce que la transformation et l’innovation signifient aujourd’hui pour le groupe TF1 ?
Sylvia Tassan Toffola : Nous sommes pleinement dans le fameux Atawad, anytime, anywhere, any device, dont on parlait il y a dix ou quinze ans. Il faut capter l’attention d’un consommateur hyper sollicité et aux usages fragmentés, et créer une forme d’addiction positive à ce que défend notre média. Après des années où tout tournait autour du mobile, le téléviseur (désormais connecté et interactif) est redevenu central dans la consommation vidéo. Il y a cinq ans, le payant semblait être le modèle d’avenir avec l’essor de Netflix, Amazon ou Disney, qui ont disrupté le marché. Au moment où les offres SVOD se renchérissent, le gratuit, qui est l’ADN du groupe TF1, redevient le modèle d’avenir… Réussir sa disruption consiste aussi à être time to market. Aujourd’hui, l’appétence pour la vidéo et la gratuité, l’accélération de la télévision connectée (qui équipe 50% des foyers français), notre savoir-faire sur le format long, les enjeux de la brand safety… , etc., nous laissent à penser que nous sommes légitimes pour développer notre projet d’entreprise autour du streaming gratuit avec la plateforme TF1+, lancée le 8 janvier 2024. Puisque Netflix et YouTube prennent position sur l’écran de télé, qui est le cœur de notre savoir-faire, nous devons être compétitifs sur la tech et la data et même devenir mieux-disants qu’eux.
IN : Pour un acteur global et digital native comme Snap, qui n’a encore que douze ans, la transformation revêt une réalité tout autre…
Grégory Gazagne : L’innovation permanente est dans notre l’ADN de Snapchat et également au cœur de notre projet d’entreprise. Comme TF1, nous voyons arriver en permanence de nouveaux acteurs et de nouvelles propositions, des concurrents et des partenaires. Il faut comprendre qui sont les frenemies et avancer. Nous innovons à la fois pour donner à notre communauté de nouveaux moyens d’échanger – l’intelligence artificielle a été récemment mise au service de la communication dans le chat de Snap – et pour transformer l’écosystème. L’AR Studio implanté à Paris en 2022 vise à évangéliser le marché sur ce qu’est la réalité augmentée et comment elle peut être utilisée. Notre technologie est par exemple mise à disposition de l’enseignement, de la culture, de la santé. Comme nous sommes un acteur américain et global, l’innovation est en partie portée par la plateforme, mais elle s’exprime aussi dans la relation que nous entretenons avec nos partenaires locaux et dans notre volonté de participer à l’économie locale. Il y a six ans, nous avons décidé de nouer des partenariats avec Le Monde, Le Figaro, Le Point, TF1, M6, 20 Minutes… pour continuer à faire grandir notre communauté. Nous lui proposons du contenu de qualité. Ces grands médias entretiennent une relation avec une cible plus jeune sur la base d’un partage de revenus publicitaires à 50-50 et pas déséquilibré comme cela peut parfois arriver. Nous adoptons aussi les standards locaux en faisant mesurer notre audience par Médiamétrie.
STT : Vous avez été les premiers à l’avoir accepté !
IN : Ces mouvements sont-ils compris par le marché ou vos partenaires ?
GG : Il y a souvent un problème de perception de la singularité de Snap en France. On nous met dans un univers des réseaux sociaux irresponsables alors que nous n’en faisons pas partie. C’est en train de changer car nous y travaillons beaucoup avec la communication et le marketing. Pendant des années, nous avons été vus comme un réseau social de jeunes ados, alors que Snap n’est ni un réseau social, ni une application pour jeunes ados. Les gens y viennent d’abord pour échanger avec leurs proches et c’est d’ailleurs la seule plateforme qui s’ouvre sur l’appareil photo du mobile pour inviter sa communauté à échanger et à créer. Avec l’élargissement et le vieillissement de l’audience, dont la moyenne d’âge est de 35 ans, l’usage des Lens s’est démocratisé et les utilisateurs ont eu envie d’autres expériences. Notre proposition est passée de l’entertainment à l’utilité : apprendre le langage des signes, les gestes qui sauvent, lire et traduire des hiéroglyphes… Il n’y a aucune raison de réduire un média à ce qu’il n’est pas ou à ce qu’il faisait il y a vingt ans. C’est vrai que vous avez fait énormément d’innovations chez TF1, mais il faut composer avec la force de la marque, qui reste un actif incroyable, et le poids des habitudes.
STT : On nous cantonne systématiquement dans les « médias historiques ». Je n’ai aucun problème BtoC, car nos consommateurs ont toujours évolué avec nous et ils vont à nouveau comprendre ce que nous avons lancé avec TF1+. J’espère sincèrement que le marché publicitaire va accepter de nous sortir de cette « catégorie » et que nous ne perdrons pas trop de temps en raison des idées reçues ou de la rigidité des organisations. Aujourd’hui, il n’y a plus la télé d’un côté et le digital de l’autre. Notre transformation réussira si les parties prenantes sont aussi acteurs de la démarche. La responsabilité est collective. C’est intéressant.
Le gratuit qui est l’ADN du groupe TF1 redevient le modèle d’avenir… Réussir sa disruption consiste aussi à être time to market.
IN : Pour les consommateurs et les annonceurs, vous évoluez sur un même marché des médias. Vous sentez-vous plutôt concurrents ou complémentaires ?
STT Notre métier de régie est client centric, mais un annonceur n’investit jamais uniquement chez TF1, Snap ou YouTube, ne va pas faire que du retail… La réussite d’un plan de communication, c’est comme un Rubik’s Cube. Il faut trouver le meilleur mix, donc les bonnes complémentarités et les bonnes alliances, pour atteindre les enjeux business. Les acteurs sont concurrents dans la mesure où les investissements se répartissent au sein d’un budget donné, mais on ne peut jamais se dire qu’on est seuls. Sur le marché de la publicité, j’ai toujours développé l’enjeu de la coopétition, car la compétition n’empêche pas d’être dans la collaboration. Sinon, l’annonceur est pris en otage d’une guerre qui n’est pas la sienne.
GG : Les médias sont surtout complémentaires avec, chacun, des problématiques par rapport à leurs clients et l’envie de répondre au mieux à leurs attentes. L’investissement n’est que la résultante de la performance de chaque média, de la mesure de ces médias et de la manière dont on les considère.
STT : Certains annonceurs ont des enjeux mondiaux et nous pouvons désormais entrer dans leurs plans grâce au programmatique et aux alliances nouées à l’international par TF1 avec des places de marché (One Platform de NBCUniversal ou EBX en Europe). Nous commençons à nourrir cette part du marché qui nous est déjà accessible et qui le sera demain encore davantage grâce à l’intelligence artificielle et ses potentiels créatifs, quand il sera très facile de décliner une campagne en plusieurs langues.
IN : Quelles sont vos zones de différenciation ?
STT : Elles sont quand même assez nombreuses. En tant que média, nous avons des droits et des devoirs réglementés. Nous devons rendre des comptes à l’interprofession, au gouvernement, prendre en compte des réglementations française et européenne. Nous avons une mission quotidienne d’information et de divertissement du plus grand nombre avec des formats éditoriaux longs, mission intégralement basée sur la gratuité, le tout dans un cadre 100% brandsafe.
GG : Snap informe, divertit, agglomère des contenus et c’est gratuit. C’est exactement la même définition… Nous avons d’ailleurs des solutions publicitaires dont la puissance est du même ordre qu’un prime time.
STT : Snap a des accords avec des producteurs de contenu,s mais ne crée pas et ne finance pas de programmes. Les plateformes SVOD commencent à y investir un peu d’argent, mais, sans les médias, il n’y a pas de création française. La télévision est un média social, sociétal et populaire qui rassemble 55 millions de Français chaque semaine, met en avant les spécificités de la France à travers l’information et la fiction. On n’est pas du tout sur le même prisme. Un JT de TF1 n’a ni la même mission, ni le même objectif qu’un Discover sur Snap. En tant qu’éditeur de chaînes privées intégralement financées par la publicité, il faut que nous restions à même de produire ce que nous défendons et nous assurer qu’il y aura encore des médias dans 5, 10, 20 cinq, dix, vingt ou trente30 ans. Il y a une responsabilité citoyenne de la filière communication pour garantir cette pérennité.
GG : Je le comprends tout à fait, mais le succès des contenus courts sur TikTok, Snap ou YouTube montre aussi que nous sommes entrés dans un nouvel univers de la création. Les jeunes ont besoin d’avoir des formats courts avec une ligne éditoriale qui leur parle. Dans l’immensité de cette production, il faut évidemment mener un travail de curation. Chez nous, les contenus sont modérés a priori et par des humains. C’est une responsabilité en tant que plateforme qui partage du contenu utilisateur.
STT : Snap a toujours été avant-gardiste sur les enjeux de modération et de brand safety, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Nous aurons la qualité culturelle et les médias que nous méritons tous ensemble. Cela suppose un équilibre entre les parties prenantes du marché. L’intelligence constructive est collaborative et ne peut fonctionner que si nous avons tous les mêmes règles, ce qui n’est pas le cas et ce n’est pas normal. La croissance des investissements publicitaires se fait sur le digital, et 70% à 75% de ce marché sont « trustés » par les grandes plateformes. Plus ça avance, moins ça s’arrange. En tant qu’ancienne présidente du Syndicat des régies Internet (de mars 2018 à décembre 2023, ndlr), je suis très préoccupée par la situation des petits et moyens éditeurs.
Le succès des contenus courts sur TikTok, Snap ou YouTube montre aussi que nous sommes entrés dans un nouvel univers de la création. Les jeunes ont besoin d’avoir des formats courts avec une ligne éditoriale qui leur parle.
IN : Ni l’un ni l’autre n’avez un profil d’ingénieur. Comment avez-vous abordé les aspects technologiques indispensables dans le digital et la transformation ?
GG : J’ai embrassé très tôt le digital. Criteo est une société purement technologique qui a fait la différence sur le machine learning – qu’on aurait aujourd’hui appelé intelligence artificielle, maintenant que l’IA est mise un peu à toutes les sauces. Dans le digital, chaque époque a ses buzz words qu’il est utile de placer quand on cherche à lever des fonds, mais, derrière les mots, il y a la réalité. Au-delà des mots et du marketing, tester reste toujours le meilleur moyen de se rendre compte si les choses fonctionnent. Nous travaillons comme d’autres avec LiveRamp pour mesurer les ventes et les attribuer aux bons médias.
STT : J’ai mis un peu plus de temps à basculer vers le digital, mais j’ai toujours considéré que, lorsqu’on ne sait pas, il faut s’entourer des gens qui ont la compétence pour gagner du temps et être efficace. Dans nos médias, le digital était davantage perçu comme une source de destruction de valeur plus qu’une aide pour gérer l’avenir. TF1 a eu la chance d’appartenir au groupe Bouygues, très porté sur la technologie et déjà propriétaire d’un opérateur télécom. Nous avons très tôt senti l’importance de nouer des alliances et des partenariats avec des acteurs de la tech (FreeWheel, The Trade Desk, LiveRamp…) qui pourraient nous permettre d’accélérer. Grâce à notre position de leader sur le marché français, nous avons souvent servi à ces entreprises – souvent américaines – de référent ou d’incubateur sur le marché européen.
GG : Sur tous ces partenariats, la question la plus difficile est le scale (la capacité à gérer des volumes importants, ndlr). Dans nos métiers, plus on a de capacités, plus on a d’intelligence, plus on est rapides… Les grandes plateformes américaines et chinoises ont débuté sur des marchés énormes où elles ont acquis un avantage concurrentiel. On ne peut pas nier que c’est plus difficile pour les médias qui évoluent sur des marchés qui comptent 70 ou 80 millions de personnes parlant français ou allemand. À l’Europe de créer un environnement nécessaire à l’innovation ! Pour le moment, nous sommes plus arbitres que créateurs. Si on régule trop et tout le temps, l’Asie et l’Amérique vont échanger les balles et l’Europe va se contenter de compter les points.
STT Des progrès significatifs ont tout de même été réalisés en Europe avec le Digital Services Act (DSA), le Digital Markets Act (DMA) et la prise de conscience des nombreuses asymétries réglementaires, financières et sectorielles.
IN : L’IA générative est depuis plus d’un an au cœur des débats. Que vous inspire tout le discours autour de l’IA qui suscite à la fois beaucoup d’attentes et de craintes ?
GG : Chez Snap, nous avons été les premiers à embrasser l’intelligence artificielle en adaptant progressivement notre approche, car parce qu’on apprend en marchant et que ces technologies sont elles-mêmes évolutives. Quelques mois après l’arrivée de ChatGPT, nous avons lancé My AI, un chatbot mis à la disposition de notre communauté qui fonctionne comme un ami virtuel, et peut donner un conseil ou une suggestion, apporter une aide dans différentes situations. Il fonctionne sur une base de ChatGPT avec toujours une modération Snap pour corriger les biais ou éviter de proposer un contenu préjudiciable ou trompeur. Ce type d’innovation rentre totalement dans le projet de l’entreprise et permet d’apporter des services qui n’existaient pas jusqu’à présent.
STT : L’IA va façonner au moins la prochaine décennie. Comme c’est une technologie open source, l’idée que l’on s’en fait, la créativité que l’on y met et l’énergie que l’on a envie d’y consacrer remettent une forme d’équité entre les acteurs, ce qui est assez vertueux. Cela soulève aussi beaucoup de questions sur l’éthique, la propriété intellectuelle, la création, l’employabilité… et Et il peut vite y avoir des dérives. Il faut que nous soyons tous très vigilantstoujours veiller à ce que des intérêts économiques de court terme ne nous fassent dévier de nos responsabilités. Le monde de la publicité doit aussi s’en se saisir de ce sujet. En tout cas, en 2024, nous allons tous devoir prendre le sujet de l’intelligence artificielle à bras-le-corps.