IN : l’année 2022 se caractérise par une double rupture : une montée de l’inflation généralisée et une urgence climatique qui impose une sobriété nouvelle. Comment gérez-vous ces freins à la consommation ?
HN : nous avons toujours été très attentifs au pouvoir d’achat de nos consommateurs. La force de L’Oréal réside dans un portefeuille de marques très large de produits allant des plus accessibles aux plus premium. Nous avons donc la possibilité, grâce à la diversité de notre offre, de répondre à la problématique de l’inflation.
IN : constatez-vous des comportements d’arbitrage ?
HN : franchement non, je ne vois pas de changements notables qui soient liés à la hausse des prix. Les marques alimentaires ont enregistré une forte hausse des prix, mais ce n’est pas le cas dans le secteur de l’hygiène-beauté. Sur le premier semestre, la division des produits grand public, qui regroupe la grande majorité des acheteurs, fait objectivement une très belle année. Nous avions déjà constaté des réactions identiques pendant des crises majeures comme celles de 2000 et de 2008.
IN : comment expliquez-vous cette résistance des produits hygiène-beauté ?
HN : de manière générale, la cosmétique et l’hygiène-beauté sont un secteur qui est très prisé par les consommateurs. La beauté est un métier beaucoup plus utile et essentiel que ce que l’on croit. On ne vend pas du rêve mais l’opportunité pour chacun de se faire du bien, de soigner son estime de soi, et ces choses-là importent, en particulier en période de crise.
IN : comment agissez-vous dans ce contexte d’urgence climatique et d’injonction de sobriété ?
HN : nous vivons dans un monde incertain. Comme tous les acteurs, nous avons peu de visibilité – même si pas mal de signaux nous laissent penser que nous allons entrer dans une période de récession en 2023. Mais je ne constate aucune déconsommation pour l’instant. Notre sujet est d’abord d’agir sur nos activités de façon responsable. Nous sommes l’une des rares entreprises françaises à être aussi avancée sur le sujet du développement durable, en ayant accéléré sur les trois quatre dernières années. Nous avons par exemple onze grandes usines en France : 93% de l’énergie que l’on utilise dans ces usines est déjà de l’énergie renouvelable. En second lieu, dix usines sur les onze que nous avons en France contribuent à la « neutralité carbone » Ce n’est pas rien ! C’est surtout source de grande fierté pour les collaborateurs qui sont à la manœuvre et qui se sont appropriés ce sujet de la transformation durable de l’entreprise.
IN : jusqu’où êtes-vous prêts à aller ?
HN : nous voulions parvenir à décorréler la croissance et la consommation des émissions carbone et c’est chose faite. Depuis 2005, L’Oréal a fait baisser de 87% ses émissions carbone alors que notre production a crû de 40%. Mais nous devons aller beaucoup plus loin. Notre responsabilité est de créer des produits dont l’impact énergétique aura beaucoup baissé : qui nécessiteront moins d’eau ou de plastique, ou seront plus facilement rechargeables. L’Oréal vient ainsi de lancer un masque capillaire qui s’emploie sans eau et des shampoings solides. Des propositions qui ont récolté des taux de satisfaction très encourageants. Dans la même logique, les derniers parfums que nous avons lancés (My Way Armani, Paradoxe de Prada et La vie est belle de Lancôme) sont commercialisés dans des formats désormais rechargeables.
IN : demeure la question sensible des conditionnements, souvent en plastique…
HN : sur le sujet des conditionnements, nous avons une politique très claire qui tient en trois points. Réduire la proportion de plastique au maximum. Recycler et développer l’économique circulaire chaque fois que possible. Actuellement, plus de la moitié de nos emballages en plastique PET sont fabriqués à partir de matériaux recyclés. D’ici à 2030, 100% du plastique utilisé dans nos emballages proviendra de sources recyclées ou biosourcées. Nous sommes aussi en train de tester des packagings en carton. Et, troisième point, réemployer : comme je vous le disais précédemment, nous généralisons la commercialisation de nos parfums en formats rechargeables, qui permettent d’être remplis à l’infini.
Que la Génération Z ait des attentes nouvelles est parfaitement exact et nous avons les moyens d’y répondre.
IN : quel coût représente le virage de votre modèle, qui suppose de revoir le mode de fabrication des produits, leur transport, réviser toutes les formules, les packagings… ?
HN : je ne parlerai pas de coût mais d’investissement. Nous l’assumons. Et puis nous avons un devoir d’exemplarité, nous sommes leader dans le domaine de la beauté… Mais ces sujets de développement durable font aussi partie de la culture de L’Oréal. Je suis arrivé dans l’entreprise il y a trente ans et il y avait déjà un Monsieur Environnement ! Des ambassadeurs de la sobriété existent depuis 2005. Les groupes qui n’empruntent pas cette voie auront demain de gros problèmes.
IN : la Génération Z se méfierait des grandes marques et se tournerait plus volontiers vers des marques de niche garantissant la naturalité des produits…
HN : je suis navré de vous contredire sur l’attraction qu’exercent les marques de niche sur la Génération Z… En France, L’Oréal gagne des parts de marché sur quasiment sur toutes les catégories et toutes les cibles d’âge. Les jeunes ne se détournent pas des grandes marques ! Mais le fait que la Génération Z ait des attentes nouvelles est parfaitement exact et nous avons les moyens d’y répondre. Beaucoup de nouvelles marques font en effet leur apparition… avec des succès divers : des marques de niche, des marques bio, véganes, certaines tournées vers le maquillage, d’autres vers le soin… Nous-mêmes avons lancé, il y a quatre ans, La Provençale Bio, une gamme de soins travaillée pour répondre aux attentes de naturalité et atteindre une cible différente de celle de L’Oréal. Mais globalement, nous restons dans un marché très actif sur un plan concurrentiel et cette concurrence nous encourage à travailler encore davantage sur la qualité, qui sera le gage de la pérennité des toutes nouvelles marques. Et sur les nouveaux segments, nous sommes bel et bien présents, au travers notamment de nouvelles acquisitions : dans le domaine de la santé, de CeraVe, qui est assez différente de La Roche Posay, plus accessible en prix, plus jeune et qui remporte d’ailleurs un succès incroyable. Dans le segment luxe, nous avons racheté en décembre 2021, l’américaine Youth to the People. C’est une petite marque de niche, avec des ingrédients exclusivement véganes que nous avons l’intention de doper.
IN : vous avez annoncé vouloir accélérer dans la beauty tech avec la signature d’un partenariat exclusif, pour les cosmétiques, avec Verily, filiale d’Alphabet (la maison-mère de Google, ndlr).
HN : le partenariat que nous avons noué avec Verily devrait nous aider sur la partie technologie à affiner notre avoir scientifique sur la peau. De façon plus large, avec la beauty tech, nous allons faire converger deux domaines d’expertises : la science d’une part, et de l’autre les nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle. L’Oréal expérimente actuellement un nouvel appareil que nous appelons le « Rouge Sur Mesure » de Saint Laurent. Vous le connectez à votre iPhone, dans lequel vous aurez téléchargé votre photo, la météo à venir, les couleurs que vous préférez, et sur cette base, cet outil sera en mesure de vous offrir une proposition de couleurs dans votre salle de bains. À partir de là, on peut réfléchir aussi à des soins de la peau, des soins capillaires à domicile personnalisés… Cette association de la beauté et de la tech devrait nous permettre d’incroyables innovations de produits et de services.
IN : vous menez plusieurs initiatives dans l’intelligence artificielle. Comment abordez-vous le métavers ?
HN : nous l’expérimentons à travers certaines marques, dont NYX Professional Makeup Yves Saint Laurent et Urban Decay. C’est typiquement le genre de sujets que nous regardons avec attention car nous voyons bien que quelque chose s’amorce. Mais nous n’en sommes qu’au début de ce voyage passionnant. Et nous ne mènerons des démarches que si elles apportent un vrai plus en termes d’expériences, de services et d’efficacité.