Et si l’économie collaborative tuait le rêve américain ? La question insidieusement posée par la sociologue Marianne Cooper, professeur à l’université de Stanford, éclaire sur les conséquences négatives d’un mouvement embrassé par les marques et les consommateurs mais qui ne profite pas à tout le monde.
Dans un rapport intitulé « Le partage est le nouvel achat », publié en avril 2014, Crowd Companies et Vision Critical ne se contentaient pas de dresser en chiffres le poids de l’économie collaborative, estimée par Forbes à plus de 3 milliards d’euros en 2013 après une croissance annuelle de 25%. Leur étude proposait aux marques une feuille de route pour tirer profit des opportunités de ce nouveau marché en plein essor. INfluencia avait alors analysé ses quatre commandements.
« Les marques doivent embrasser ce mouvement, devenu aujourd’hui une réalité économique incontournable. Elles seraient inspirées d’utiliser la même stratégie que la foule, exactement comme elles l’ont fait en adoptant les médias sociaux. Le partage, le crowfunding et le crowdsourcing représentent une nouvelle opportunité ». Les recommandations de Jeremiah Owyang, fondateur de Crowd Companies s’inscrivent justement dans le droit fil des constats relatés par INfluencia depuis un an. Indéniablement favorable pour les consommateurs et de plus en plus prisée par les marques, l’économie collaborative est-elle pour autant bénéfique au marché du travail ? C’est la question que soulève Marianna Cooper, professeur de sociologie à l’université de Stanford.
Chercheuse en chef pour Sheryl Sandberg dans son best-seller Lean In, Marianne Cooper plaide pour un meilleur équilibre des jugements sur les conséquences de l’économie collaborative, qui laisse des perdants sur le bas côté de sa révolution. INfluencia a voulu comprendre ses arguments, essentiels pour répondre aux questions que pose un avènement programmé.
INfluencia : est-il aujourd’hui possible de juger l’impact négatif ou positif de l’économie collaborative sur le marché du travail ?
Marianne Cooper : si aujourd’hui il y a des débats autour des conséquences et de la pertinence de l’économie collaborative et de la « gig economy », c’est parce que leurs apports varient en fonction des secteurs et des groupes de travailleurs qui y sont confrontés. Si vous êtes très éduqué, bien payé et évoluez dans un secteur très demandé, le free-lancing ou d’autres aspects de l’économie collaborative fonctionneront parfaitement pour vous. Les causes et bénéfices constituent alors la célébration même de la gig economy, qui permet de décider de ses propres heures, d’être son patron, d’avoir plus de contrôle sur son travail et sa vie personnelle. Mais il existe d’autres catégories professionnelles pour qui ce changement s’expérimente différemment. Ce sont ceux qui sont moins bien payés aux qualités moins demandées, qui essayent de garder leur boulot et travaillent plus longtemps dans un environnement plus difficile.
INfluencia : n’avez-vous pas l’impression que l’opinion publique dans sa majorité perçoit mal cette différence de bénéfices et possède une vision encore trop générale de l’économie collaborative ?
Marianne Cooper : clairement, la majorité tient l’économie collaborative pour un changement positif, qui permet à des entreprises de lever beaucoup de fonds et de faciliter le quotidien des consommateurs. Elle est prisée comme un bienfait général et des entreprises comme Uber ou Airbnb sont évaluées très cher. Mais la question essentielle derrière cette vision et cette réalité est de savoir qui tire vraiment profit de cette réorganisation des emplois et du travail. Il est important de mettre en lumière les perdants de cette mutation. Le modèle de l’économie collaborative permet aux entreprises de se dégager de beaucoup de leurs responsabilités sociales envers leurs employés. L’idéologie sous jacente est que la part de risque qui incombe normalement au gouvernement et aux entreprises devienne la responsabilité des particuliers et des familles. Cette idéologie peut mener à l’insécurité économique.
INfluencia : pour devenir pérenne et continuer à se développer, l’économie collaborative doit-elle parvenir à changer les fondements juridiques et législatifs de l’industrie du travail et peut-elle finir par se prendre le mur si elle n’y parvient pas ?
Marianne Cooper : c’est une question économique mais aussi morale. Pour moi c’est la question morale principale de notre époque, pour les entreprises et les capital-risqueurs : quel est leur rôle pour créer une sécurité économique pour les individus et leurs familles ? Est-ce le rôle des entreprises ou celui du gouvernement, ou bien celui de tous à la fois ?
INfluencia : pour les startups et les capital-risqueurs qui promeuvent l’économie de partage, le risque est une valeur intrinsèque à leurs activités. Ils en font même un atout à louer donc forcément cette notion de sécurité leur est étrangère, non ?
Marianne Cooper : je ne sais pas, honnêtement. C’est une très bonne question. D’une certaine manière, je pense qu’ils mettent en avant les aspects positifs pour éviter de répondre à la question morale que je posais avant. Ce qui est sûr c’est que depuis plusieurs années, notre société s’est rapprochée à grand pas de ce qu’on nomme le « Great Risk Shift », qui a pour conséquences plus d’inégalités et d’insécurité économique ainsi qu’une perte de pouvoir d’achat et d’emplois pour une classe moyenne dont le « rêve américain » s’effrite. Il faudrait que les médias posent plus de questions sur ces conséquences négatives à ceux qui font l’économie collaborative ou n’en voient que les bienfaits. Il faut que tous, les plus riches, la classe moyenne, populaire et les plus pauvres, nous nous demandions quelle société va résulter de ces changements économiques. Selon moi, nous avons besoin de nouvelles institutions qui intègrent ces nouvelles réalités, dont une évidente : notre emploi n’est plus la source première automatique de sécurité. Quelles valeurs vont influer sur nos décisions personnelles et professionnelles ? C’est aussi une autre question que nous devons nous poser tous ensemble.
INfluencia : pensez-vous que jusqu’à ce que nous répondions à toutes ces questions, l’économie collaborative sera dans l’incapacité d’atteindre le sommet le plus culminant de son développement ?
Marianne Cooper : non elle le pourra mais la question est de savoir quels seront les gagnants et les perdants. Ceux qui sont certains d’en sortir gagnants sont ceux qui détiennent des actions dans les entreprises fortement évaluées, pas ceux qui travaillent dans les entreprises sous traitantes. Il n’y a rien de nouveau dans ce constat, c’est ce qui se passe depuis plusieurs décennies et qui a creusé l’écart entre les perdants et les gagnants. Il faut une critique plus sévère des aspects négatifs du modèle économique même de l’économie collaborative. Il y a une croyance générale bien ancrée qui pense que l’économie collaborative représente le nouveau grand virage de notre économie, et une fois encore je ne nie pas ses aspects positifs, notamment en création d’emplois. Mais il faut tenir compte des « laisser pour compte ».