19 janvier 2017

Temps de lecture : 6 min

La post-vérité ou l’ère du vacarme médiatique

En 2016, les dictionnaires Oxford ont désigné « post-vérité » comme mot de l’année. Décryptage d'un concept qui parcourt notre société...

En 2016, les dictionnaires Oxford ont désigné « post-vérité » comme mot de l’année. Décryptage d’un concept qui parcourt notre société…

Les dicos définissent comme « les circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles ». Sacralisé cette année, le concept a néanmoins connu ses murmures dès les analyses d’opinion de Chomsky en 1994 à travers la distorsion d’opinion entre les citoyens américains et les médias dominants. L’écho fut le même lorsque le traité Constitutionnel de 2005, après avoir été refusé par la France et les Pays Bas, fut travesti deux ans plus tard en Traité de Lisbonne. Plus récemment, le Brexit ou encore l’élection de Donald Trump ont été autant d’évènements qui soulignèrent l’ampleur du phénomène. On parle désormais de démocratie post-factuelle où l’attention médiatique repose non plus sur la démonstration, mais sur le primat de l’émotion.

L’éditorialiste du New York Times William Davies explique que la nouveauté n’est pas que « la vérité soit falsifiée ou contestée, mais qu’elle soit devenue secondaire » dans la mesure où la vérité devient une opinion. Ainsi vivrions nous dans une démocratie des « crédules ». La post-vérité serait le catalyseur d’un vacarme médiatique, c’est à dire d’une incapacité à penser et échanger ses idées de manière discursive. En cause, des dispositifs techniques, médiatiques et politiques qui proposent de l’information clivante ou fédératrice, mais toujours appauvrie, émotionnellement chargée et complaisante. La question est alors de comprendre dans quels champs médiatiques et politiques les dispositifs post- factuels se manifestent et dans quels cas l’émotion prend l’ascendant sur la raison.

La post-vérité par la tyrannie de l’attention

Dans les années1990, le sociologue Pierre Bourdieu met en lumière la dépendance structurelle des médias vis à vis de l’audience en ce qu’elle détermine leur financement et in fine leur survie. Ce constat d’asservissement s’actualise 20 ans plus tard par la rédactrice en chef du Guardian, Katharine Viner qui critique le modèle économique erratique des médias facteur de désinformation : « Les médias cherchent le clic facile au détriment de l’exactitude et de la véracité ce qui sapent les raisons mêmes de leurs existences ». Cette sempiternelle recherche de l’audience se manifeste par une information chaude, complaisante, mais aussi par un récit médiatique jouant sur une représentation émotionnelle des faits qui se veut non clivante, digeste.

C’est dans ce sillage que le sociologue français Gerald Bronner affirme qu’il convient de remporter la bataille de l’attention avant celle de la conviction. En se focalisant sur les chiffres plutôt que sur le contenu – David Pujadas avait avoué comparer les résultats du JT de TF1 et France 2 chaque soir – les médias proposent dans leur contrat de lecture une information taillée pour capter l’attention d’un audimat le plus vaste possible. La conséquence directe est la schématisation de la vérité de façon binaire ainsi que la hiérarchisation tronquée des faits. Ce constat est d’autant plus vrai lorsqu’on observe les chaines d’information en continu dont le modèle économique est fondé sur l’urgence de sorte que l’information en ressort phagocytée. Ce dictat de l’audience ne semble s’être que peu immiscé au sein de la radio dont les audiences ne sont mesurées que tous les trimestres (contre une mesure quotidienne concernant la télévision).

La post-vérité par la novlangue politique

Mais cette lutte pour l’attention n’est pas de la seule responsabilité des médias puisqu’elle trouve un écho – volontairement retentissant – dans la sphère politique. Son personnel cherche en effet à détenir le paratonnerre médiatique afin d’accroitre son bruit et sa visibilité. C’est ainsi que certains abusent des phrases choc configurées pour trôner en Une de presse, confère Nicolas Sarkozy et les racines gauloises. Nombreux sont aussi ceux qui inondent le discours politique du registre pathos pour développer leur capital sympathie, confère Jean-François Copé et sa catharsis sur le divan de Marc Olivier Fogiel.

Il est également devenu commun de saturer l’espace médiatique d’éléments de langage pour structurer les esprits, à l’image du texte du PS fournissant une novlangue politique afin d’éteindre les contestations de la déchéance de nationalité. In fine, notons que la poursuite de l’attention médiatique conduit au vacarme et au déclin de la pensée argumentée. Pire, les mensonges des candidats en campagne produisent un effet de déconnexion du réel, d’une mise à distance de la raison tout en nuisant à la performativité du langage. Ces nombreuses formes de manipulation de la réception sont devenues monnaie courante de sorte qu’une nouvelle digue méthodique est apparue : le « fastchecking », nouveau moyen de pourfendre les affabulations politiques sources de nuisance démocratique. Le concept est né dans les années 1990 dans un contexte de développement des NTIC. Le « fastchecking » était alors un outil qu’a utilisé le journalisme de presse pour juguler les nouveaux flux d’informations, vérifier et recouper les faits, évitant ainsi de relayer de fausses informations (sa première importation française fut la création d’Acrimed, observatoire indépendant des médias).

La post-vérité par la révolution numérique et « l’infobésité »

Le survoltage de l’information et l’apparition du numérique ont facilité la croissance d’une démocratie post-factuelle. En effet, l’instantanéité des échanges couplée à la profusion d’une offre d’information mondialisée a enfanté un système de boulimie informationnelle dans laquelle les esprits peuvent saturer. Cette consommation à outrance a une conséquence : le syndrome d’hyperconnexion, source de stress voire d’aliénation selon Nicole Aubert, professeur à l’ESCP et auteur du Culte de l’Urgence. Dès lors, les informations contradictoires, la propagande et les hoax génèrent des contradictions factuelles qui paralysent la pensée, produisant une avarice mentale. La preuve en est que les sites de réinformation prolifèrent sur la toile (cf Egalité et Réconciliation, F de souche) avec comme objectif d’émanciper l’information des mains oligarchiques pour que la vérité retrouve d’après eux sa pleine valeur. Par ailleurs, l’émergence des réseaux sociaux a profondément accentué une dérive : l’information côtoie le divertissement.

La vocation initiale d’un réseau social est de partager de l’émotion de sorte que l’information est en principe secondaire. Or, ce paradigme a évolué jusqu’à l’absence de hiérarchisation entre la destruction d’Alep et l’hospitalisation de Kanye West. En outre, chaque individu est devenu un média par sa seule possession d’un smartphone, cassant le monopole journalistique. C’est ainsi que la défiance au sens de Pierre Rosanvallon est apparue au sein de la démocratie numérique : les citoyens les plus alertes participent à la surveillance des activités politiques afin de nourrir le débat (notamment sur la twittosphère).

Le versant négatif est que les utilisateurs, devenus des « social readers » ne respectent pas toujours la nécessité de recouper l’information. Certains offrent ainsi à leur environnement une information erronée issue de leur propre opinion de ce qu’est l’information, et ce dans un contexte où la défiance des journalistes n’a jamais été aussi prégnante. L’ensemble de ces éléments tend à réduire les faits à un point de vue, à une manière d’appréhender le réel parmi d’autres. Cette conception relativiste fragmente la vérité, la morcelle en plusieurs réalités valables selon la fenêtre médiatique que l’on emprunte.

La postvérité par les algorithmes prédictifs

Dans son ouvrage A quoi rêvent les algorithmes, Dominique Cardon souligne l’évolution des algorithmes et de ses nouvelles techniques de calcul pour offrir une recherche optimisée à chacun de ses utilisateurs. Le résultat prend les traits de la démagogie cognitive, terme souvent attribué aux hommes politiques qui donnent un discours complaisant vis à vis des représentations de son public. Transposée aux algorithmes, la démagogie cognitive tend à fragmenter le réel en offrant à l’utilisateur un contenu personnalisé, en connivence avec ses opinions.

C’est dans cette optique que le cofondateur d’Avaaz, Eli Pariser, a théorisé la « filter bubble ». Ce concept renvoie à l’idée que chaque utilisateur vivrait dans une clôture informationnelle, serait doté de son propre filtre et de sa propre fenêtre sur le monde, et ce en fonction des données collectées par les algorithmes. Ces derniers créeraient ainsi une clôture mentale et idéologique silencieuse par laquelle chacun détiendrait sa confortable vérité. La « filter bubble » aurait donc un double effet : d’une part un auto-renforcement de la pensée, d’autre part un effet de rideau évitant toute perturbation extérieure. Par ce phénomène d’isolement, les débats d’opinions contradictoires sont paralysés et amputent la démocratie de sa fonction première : échanger et débattre les idées pour tendre vers la Vérité.

L’article a été initialement écrit pour FastnCurious (association du CELSA)

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