Descartes affirmait : « Il n’y a pas d’autres voies qui s’offrent aux hommes pour arriver à une connaissance certaine de la vérité, que l’intuition évidente et la déduction nécessaire. » Chaque fois que nous prenons une décision, notre intuition est là pour nous guider… Mais comment la reconnaître ? Prenons-nous le temps de l’écouter ?
Dans un monde où tout change de plus en plus vite, il nous appartient de faire de notre intuition une ressource évidente. Et si la meilleure façon de vivre la transition de notre monde était de redécouvrir cette faculté universelle et puissante ? Pour cela, il importe d’en comprendre les mécanismes, mais aussi d’observer ce qui la freine, voire la bloque dans notre façon de vivre. Il s’agit aussi de découvrir comment elle s’exprime, singulièrement. De façon sensitive ? Par la vision ? Ou bien par « la petite voix », celle qui nous fait entendre la voie juste ?
Une réalité physiologique
Au siècle dernier, il était encore possible d’entendre : Et vous, vous y croyez à l’intuition ? Ou encore : moi, je n’ai aucune intuition, mais ma femme, oui, c’est incroyable, cette intuition féminine. Voilà bien des idées répandues qui se révèlent très loin de la réalité physiologique de notre fonctionnement. S’il s’agissait d’une question d’opinion au xxe siècle, ce n’est désormais plus un sujet de débat. L’imagerie médicale et l’ensemble des progrès en neurosciences ont en effet permis d’observer de façon formelle que l’intuition est une faculté humaine universelle. Ce qui varie, c’est la posture de chacun à l’égard de ce phénomène. Le crédit qu’on lui donne est parfois si faible que nous ignorons tout bonnement les informations qu’elle nous livre. C’est un processus de sélection que nous faisons pratiquement à notre insu, pour nous orienter dans la vie et prendre des décisions.
Repartons de zéro : qu’est-ce que ce phénomène ? Le Larousse en donne la définition suivante : « Connaissance immédiate et directe, sans recours au raisonnement. » Et l’histoire du mot oriente sur la bonne attitude à adopter pour la percevoir ; c’est l’association de in/intus, qui signifie « intérieur, vers l’intérieur », et tueri, « porter son regard ». À ce stade, nous pouvons déjà comprendre pourquoi notre culture – qui prône le contrôle, l’effort et le mérite – a jeté le doute sur ce qui pouvait être aussi immédiat et facile. Le dramaturge Henri Bernstein ne disait-il pas : « L’intuition, c’est l’intelligence qui a commis un excès de vitesse » ?
Un « moment éclair » capable de changer le monde
Notre civilisation aime les preuves et revendique ce qui est « scientifiquement prouvé ». Ce qui est amusant, c’est justement de constater que les scientifiques sont au moins aussi intuitifs que les artistes, à qui on concède l’inspiration naturelle. En 2010, quatre-vingt-treize prix Nobel de science ont été interrogés sur les facteurs clés de leur succès ; quatre-vingt-deux ont mentionné l’intuition1. Le mathématicien français Cédric Villani a même longuement décrit son processus intuitif dans son livre Le Théorème vivant. Il est convaincu que son intuition a été primordiale pour parvenir à la résolution du théorème sur les plasmas – qui lui a valu la médaille Fields de 2010 (équivalent du prix Nobel pour les mathématiques). Lorsque l’on se penche sur toutes les inventions, et notamment sur toutes les découvertes en médecine, il est troublant de constater à quel point elles reposent sur ce « moment éclair », parfois une idée folle, qui germe avec puissance dans l’esprit de celui qui la reçoit, et qui change sa vie avant de changer le monde.
L’intuition a cette insolence, parfois, de toucher un individu qui ne possède pas le moyen de démontrer ce qu’il sent. Et cela s’est révélé fatal pour certains, comme le médecin hongrois Ignace Semmelweis, qui s’est trouvé rayé de l’Ordre des médecins puis enfermé dans un asile, où il est mort prématurément. Son forfait ? Avoir eu l’intuition que si les obstétriciens se lavaient les mains avant d’accoucher les femmes, en particulier après des séances de dissection, cela éviterait la mort aux jeunes mères. Sa proposition, qui nous semble tomber sous le sens aujourd’hui, était en 1847 une idée saugrenue, voire une provocation. Il faut voir comme la confiance règne sur le terrain de l’intuition… Nous sommes au milieu du xixe siècle et la vie microbienne n’est pas encore connue. Le destin funeste de ce pauvre intuitif, forcément dénué de preuves, diffère de celui de son contemporain, le biologiste Louis Pasteur, qui, lui, aura l’avantage de pouvoir montrer ce qu’il avance : avec le microscope.
Cette lutte est celle des pionniers face à la force d’inertie de la pensée dominante, contre le pouvoir établi des savants du moment qui se trouve dès lors ébranlé, voire menacé, par ce qui apparaît d’abord comme une absurdité, puis comme un danger. Dans le registre de l’intuition, selon le moment où nous en sommes récepteurs, il sera plus ou moins aisé de la faire accepter, et c’est ce qui nous freine souvent. Arthur Schopenhauer résume fort bien cette loi du fonctionnement humain : « Toute vérité franchit trois étapes, d’abord elle est ridiculisée, puis elle fait l’objet d’une forte opposition, puis elle est considérée comme ayant été une évidence. » Cela se vérifie toujours, et quand un visionnaire s’exprime, il a besoin d’une sacrée dose de confiance en lui pour défendre son idée, avant qu’elle devienne… une évidence.
Le potentiel d’un outil d’adhésion massive
C’est vrai en sciences comme dans les affaires. L’idée que chaque personne puisse désirer et acheter un ordinateur personnel relevait d’une rêverie science-fictionnelle en 1975, date à laquelle Steve Jobs sort son Apple I à 25 ans ; nous connaissons la suite. Et les exemples sont très nombreux, y compris en Europe. Le baron Bich et son pari du stylo jetable, Nicolas Hayeck et Swatch, l’improbable montre suisse en plastique, Roland Moreno et sa carte à puce. Le succès commercial est simplement venu précipiter l’appréciation de leur idée, de la moquerie à l’adhésion massive, et l’admiration.
Alors, s’il est parfois si difficile de faire valoir une intuition avant qu’elle ne se vérifie, le rythme s’accélère, et le temps qui s’écoule entre une idée et sa commercialisation se réduit de manière spectaculaire, entraînant des changements radicaux dans nos modes de communication, de consommation, et dans notre vie en général. Qui aurait imaginé il y a dix ans que nous allions en masse voyager avec des inconnus en partageant leur voiture et leurs trajets ? Et pourtant… Blablacar est aujourd’hui valorisée à 1,6 milliard de dollars. Cette success story est bien le fait d’une intuition ; le Français Frédéric Mazzela évoque en effet « un flash qui a duré 72 heures », au cours duquel il créa son concept en 2006. L’innovation, l’idée qui sous-tend une révolution, est devenue l’opium du CAC 40 et du Nasdaq. Alors, vive l’intuition et longue vie à son règne dans notre siècle encore neuf ? C’est possible, c’est même probable. Cependant, cela signifie que nous avons besoin de changer radicalement certains aspects de notre culture et de notre éducation.
Contre le diktat de la raison
L’école et les études supérieures ne visent qu’à préparer des adultes très formatés et bien adaptés à un monde ultra rationnel et logique, ne reposant que sur certaines de nos facultés et négligeant voire oubliant complètement notre intuition, notre créativité et notre imagination. En effet, les sciences tout comme les lettres sont transmises de manière très dirigée et cloisonnante. L’état d’esprit de notre société valorise les profils très structurés, qui parviennent à suivre un programme défini et, jusqu’au système d’évaluation, tout, absolument tout, est pensé de manière anti-intuitive. Albert Einstein disait déjà en son temps que « le mental rationnel est un serviteur fidèle et le mental intuitif un don sacré. Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don ».
Comment retrouver nos ressources intuitives ? Que faire pour réveiller cette faculté extraordinaire, gratuite et sans limite ? Dans un premier temps, en comprenant son mécanisme, puis en repérant comment nous la bloquons. L’intuition a besoin d’espace et de liberté dans notre esprit. Elle prend parfois la logique et le raisonnement à contre-courant et nous nous retrouvons alors devant un dilemme. Plus on tergiverse, plus cela signale la lutte entre le côté rationnel et l’intuition. Le premier se caractérise notamment par un certain conservatisme, des références au passé et des jugements de valeur. La seconde est rapide, directe, et se contente de montrer ou de faire ressentir l’évidence, même si elle dérange. Une des clés pour nous ouvrir à l’intuition réside donc dans notre capacité à lâcher prise.
La clé est à l’intérieur…
Pour que l’intuition devienne véritablement vivante et accessible, il s’agit d’aller plus loin. Il est vraiment possible de développer non pas son intuition – elle est déjà en chacun de nous –, mais notre conscience de son flux et notre posture pour l’accueillir. Cela conduit à une véritable exploration personnelle des différents modes que notre inconscient utilise pour qu’elle se manifeste, et il est assez curieux de constater que l’expression de notre intuition varie autant d’un individu à l’autre que la couleur de ses yeux. De la même manière que nous avons les yeux bleus, marron ou verts, notre intuition sera plutôt sensitive, visuelle ou encore auditive. C’est en découvrant notre propre « canal » et en créant une véritable complicité intérieure avec notre intuition que nous en récolterons les fruits les plus savoureux.