Patron du Monde, Louis Dreyfus décrypte pour INfluencia cette période qui nous a plongé en deux mois dans ce qu’il qualifie de nouveau siècle. Interview.
Influencia : Coronavirus, crise économique et réchauffement climatique. Comment se redresse-t-on de ces problématiques multiples ?
Louis Dreyfus : à l’heure qu’il est, j’ai l’impression que tout le monde est groggy, d’abord par le choc de la pandémie, puis par la durée de la période de confinement et la fatigue et l’inquiétude qui en découlent et pèsent sur tout le monde. Personne, enfin du moins je l’espère, ne s’imagine recommencer sur les mêmes bases qu’avant. Et c’est au moment où chacun se pose ces questions existentielles qu’il nous faut en même temps remettre les entreprises en mouvement. Ca s’annonce ardu ! Pour moi, la première nécessité va être de veiller à ce que le redémarrage soit très progressif, afin d’abord de protéger la santé de chacune et chacun. Pour les semaines et les mois qui viennent, je suis convaincu que ce sont les entreprises qui ont les valeurs les plus lisibles, et où l’humain a le plus de place, qui seront les mieux équipées pour effectuer un redémarrage de leur collectif dans de bonnes conditions. Depuis plusieurs années la question de la « raison d’être » des entreprises a pris de plus en plus de place. Aujourd’hui, face à la crise sanitaire et la crise économique, cette question deviendra essentielle.
IN : que répondez-vous aux adeptes du « tout reprendra comme avant » ?
L.D. : je ne crois pas au retour au monde d’avant. En deux mois nous avons changé de siècle. Certains intellectuels annoncent l’émergence du souci de l’autre et de l’éthique du « care ». Puissent-ils avoir raison! Tout le monde va sortir épuisé de ces deux mois de confinement. On découvre progressivement combien cette période forcément inédite a pu être éprouvante pour beaucoup de personnes.
IN : ralentir la machine. En sommes-nous bien capables, avons-nous le choix ?
L.D. : il y a évidemment la question du rythme et elle se posera de manière accrue après cette période de confinement. Mais tout aussi fondamentalement il y a celle de l’échelle des valeurs que porte la société contemporaine. Ce qui est pour moi frappant à ce stade de la crise c’est de voir combien les métiers qui, si l’on peut dire, « tiennent la baraque » sont ceux portés quasi exclusivement par des femmes et appartiennent aux plus bas niveaux de rémunération. Difficile de traverser cette crise, d’applaudir chaque soir les soignants, les personnels hospitaliers, de remercier chaque jour les caissières, les enseignants, tous ces métiers avec une « utilité sociale » élevée, sans faire le constat que ces métiers les plus utiles sont les moins valorisés, dans le secteur public comme dans le secteur privé.
IN : quelles sont les nouvelles solidarités à inventer?
L.D. : il y aura forcément de nouvelles solidarités face à cette première crise sanitaire, à laquelle nous sommes tous exposés. Si on n’y prend pas garde, il est à craindre que la crise économique, qui ne frappera pas tout le monde à la même hauteur, casse cet élan. Sur cette question du monde d’après et des nouvelles solidarités à inventer, je vous invite à lire la tribune du prix Nobel Muhammad Yunus, que Le Monde a publiée mardi 5 mai et dans laquelle il souligne que « la crise du covid19 nous ouvre des horizons illimités pour tout reprendre à zéro ». Il y défend notamment l’idée d’augmenter la part de l’entrepreneuriat social dans l’économie globale au fur et à mesure de la relance.
IN : l’anxiété gagne les esprits, les fake news s’emballent, les Trumpnews aussi…. L’information doit coûte que coûte devenir « organe »de confiance. Prenez-vous la mesure de ce rôle chaque fois plus « officiel » que vous devez jouer et comment « être digne de confiance » en face d’une information qui évolue chaque jour sous les yeux et aux oreilles de Français qui reçoivent trop d’informations amplifiées, commentées? L’immédiateté n’est-elle pas en train de faire muter elle aussi l’information comme le virus au jour le jour, heure par heure? Et que devient la notion d’information, d’analyse de connaissance même?
L.D. : au Monde, nous considérons depuis très longtemps que le coeur de notre activité est la relation de confiance qui nous lie à nos lecteurs. Depuis sa création, le Monde a fait le pari que l’extrême rigueur de l’information que la rédaction produisait, et son indiscutable indépendance, seraient reconnues et lui permettraient de construire un modèle économique vertueux et pérenne. Et depuis 10 ans, nous avons fait le choix avec Xavier Niel et Matthieu Pigasse de prolonger ce pari et d’investir dans une augmentation très régulière des effectifs de la rédaction. Aujourd’hui elle compte plus de 450 journalistes ! Un contexte aussi exceptionnel que la crise du covid-19, avec une actualité planétaire et qui est multidimensionnelle, nous permet plus que jamais de mettre en valeur la force et l’expertise de nos rédactions et notre capacité à couvrir cette actualité sur une multiplicité de supports: quotidien papier, magazine hebdomadaire et supports numériques. En lisant Le Monde, vous avez pu constater que le temps long, celui du reportage, de l’enquête et de l’analyse est particulièrement mis en valeur sur nos supports. Et si j’en juge par l’augmentation de notre audience, mais aussi de celle de nos ventes en kiosques et de nos abonnements numériques, les lecteurs en sont friands.
IN : les audiences de la presse écrite ont bien résisté. Comment sortir de l’autre crise, celle de Presstalis… et quelles sont les perspectives publicitaires ?
L.D. : depuis la mi mars, le lectorat du Monde est en très forte croissance: c’est vrai sur le numérique où notre audience quotidienne a augmenté de 90% mais aussi pour nos abonnements numériques dont le rythme de recrutement a triplé et enfin en kiosques où les points de vente ouverts (qui représentent quand même 85% du marché) connaissent une augmentation des ventes de 9% et en particulier le week-end avec notre magazine hebdomadaire M, le magazine du Monde. Notre hebdomadaire Courrier International a vu également ses ventes en kiosques bondir avec une progression de +60% et un triplement de ses recrutements d’abonnés numériques. Après une période aussi riche, où les pouvoirs publics ont intégré la presse parmi les produits de première nécessité et pendant laquelle tous les acteurs de la filière ont été sur le pont, et encore une fois merci à eux ! La situation de Presstalis est particulièrement préoccupante. J’espère que les grands groupes magazines nous rejoindront rapidement pour consolider la solution de reprise montée par la presse quotidienne. Les perspectives publicitaires sont évidemment moins roses et nous avons comme beaucoup subi une baisse de l’ordre de 50% de nos revenus publicitaires. Les équipes de M Publicité restent ultra mobilisées, et je voudrais ici les en remercier, et sont au contact avec les agences médias et nos annonceurs pour les accompagner dans leur réflexion et leur stratégie pour cette période incertaine mais où nos supports sont particulièrement lus. Cette période peut aussi être l’occasion pour certains de nos partenaires annonceurs de reprendre la parole.
IN : l’organisation de la rédaction, le télétravail, les reportages, comment fonctionne Le Monde aujourd’hui? Comment avez-vous préparé la sortie progressive de l’après 11 mai?
L.D. : quelques semaines avant le début du confinement, nous avions anticipé ce risque et quintuplé nos capacités à travailler à distance. Ce qui nous a permis de mettre dès le 12 mars l’ensemble du Groupe Le Monde en télétravail. Depuis, les équipes restent très mobilisées et les reportages sont extrêmement encadrés par la rédaction en chef. Nous démarrons le déconfinement avec l’objectif qu’il soit très progressif et que le retour dans nos nouveaux locaux se fasse dans un premier temps exclusivement sur la base du volontariat et avec des conditions maximales de sécurité pour les salariés concernés. Par ailleurs, ce retour se fera dans un contexte particulier: l’achèvement de l’installation des 1600 collaborateurs du Groupe dans notre nouveau siège social que nous avons fait construire en bas de l’avenue Mendès-France, à côté de la gare d’Austerlitz. Cette installation sera l’occasion de réfléchir de manière très concrète à de nouvelles fonctions de travailler ensemble et de faire vivre notre collectif.
IN : comment vos équipes ont-elles vécu ce nouveau mode de travail ?
L.D. : je suis surtout admiratif de la rapidité avec laquelle les équipes du Groupe Le Monde ont pu se mettre en télétravail dès le 12 mars et de leur intense mobilisation depuis bientôt deux mois. C’est grâce à leur professionnalisme, leur enthousiasme, leur expertise et leurs efforts quotidiens que le Monde peut s’enorgueillir aujourd’hui de ce succès d’audience. A fin avril, nous enregistrons plus de 300 000 abonnés purs numériques, et plus de 386 000 abonnés totaux. C’est un record pour le Monde. Mais au-delà du numérique, vous pourrez noter que tous les groupes de presse qui ont fait comme nous le pari de maintenir leur activité papier s’en félicitent avec de fortes ventes en kiosques.
IN : si vous aviez un message à délivrer à vos lecteurs… sur l’après, la suite, avec ou sans covid…
L.D. : prenez soin de vous ! Et à vous qui nous lisez plus et mieux qu’avant: merci de votre confiance ! Continuez. Notre rédaction se nourrit quotidiennement de cette confiance et de vos retours.