Depuis 2007, Véronique Langlois et Xavier Charpentier, directeurs associés du Laboratoire d’études communautaires FreeThinking (Publicis Media) radioscopient la classe moyenne de notre beau pays. Au total, quatorze ans de conversations et plus de quarante études quali-collaboratives ont été menées, rassemblant près de 5000 Français sur la plateforme fermée Freethinking dans une conversation interactive au long cours. Cette année, depuis le 4 novembre, ils ont échangé avec 144 personnes*.
« Tous les instants de nos vingt ans nous sont comptés » : les mots de Charles Aznavour chantant « Sa jeunesse » pourraient être ceux de la jeunesse française, dans l’épreuve de ce deuxième confinement telle qu’elle la raconte avec ses aînés des classes moyennes1 . « Le sentiment de perdre une partie de cet âge censément d’insouciance et de possibles, de façon irrémédiable et de plus en plus absurde domine dans ces conversations. Mais aussi celui d’une énergie de la jeunesse qui doit lui permettre et nous permettre de dépasser la crise, pas simplement de lui résister », commente Véronique Langlois.
Deuxième confinement, double peine pour la jeunesse.
D’abord parce que ce deuxième confinement impose une rentrée « diminuée » par la fermeture des universités et établissements d’études supérieures et de certains lycées. Avec des cours en distanciel et une « vie étudiante » qui n’en a que le nom. Cette fois-ci, en plus de ceux qui vivent mal un deuxième retour chez les parents – au moment où on veut prendre son envol – il y a ceux qui n’ont pas pu rentrer au nid et se retrouvent seuls. Et ceux qui n’ont quasiment plus de cours en présentiel et restent très isolés, même chez leurs parents, puisque ceux-ci travaillent. L’impression de gâchis est énorme. « Le deuxième confinement est plus dur pour moi, j’ai 21 ans et je suis en fac. Mes parents continuent à travailler, je suis tout seul toute la journée. Je pense que pour la jeunesse, on passe à côté d’une année de notre vie. A 20 ans ce sont les plus importantes. A court terme, c’est compliqué pour ceux qui ont fini des études en juin et qui cherchent un travail. Pour les autres qui font leurs études, c’est compliqué de suivre et de garder un bon niveau », reconnaît ce jeune.
« Ensuite parce que ces Français jeunes et moins jeunes qui sont essentiellement des méritocrates craignent une remise en question de la valeur du diplôme et des examens », renchérit Xavier Charpentier. En effet, avec des examens passés en continu et des diplômes, notamment le bac, parfois décrits comme « donnés », la remise en cause des qualifications obtenues rajoute un doute (et un stress) sur la mise en valeur des parcours. « Tous les instants de leurs vingt ans leur sont comptés aussi parce que ce sont les moments de la formation initiale, ceux où l’on apprend un métier, où l’on acquiert les compétences qui seront les premières armes indispensables pour s’insérer dans un travail, une vie professionnelle, et donc une vie d’adulte. Les obérer ne peut pas rester sans conséquences, et ces conséquences inquiètent », réagissent les deux auteurs.
Enfin parce que la vie sociale est dégradée, sans aucune soupape de décompression. Ne pas pouvoir se retrouver entre amis, c’est voir sa vie affective largement limitée aux écrans… Et devenir malgré soi un Digital Native enfermé dans un monde virtuel maîtrisé, certes, mais aux limites en fait étroites. Et tout ceci vient renforcer la préoccupation que certains commencent à exprimer ouvertement sur la question de la santé mentale des jeunes. Avec une accumulation des facteurs de stress qui se renforcent les uns les autres, à une période charnière et qui ne reviendra pas dans leur vie… « Une partie des jeunes est en état de détresse psychologique (stress, anxiété et crainte) suite au deuxième confinement. Ils ont perdu leurs repères et se sentent abandonnés. Il faut que le gouvernement mette en place plus de cellules d’écoute et de psychologues pour les aider à surmonter cette période difficile, et qu’il accompagne plus de jeunes dans l’aide à la recherche d’emploi », réclame l’une des personnes interrogées.
Génération NEET ?
« Avoir 20 ans, des lendemains pleins de promesses… » Mais quelles promesses, alors que 2020 a peut-être été un formidable accélérateur d’inégalités et à l’origine d’une « Génération NEET », ces décrocheurs « Not in Employment Education or Training » dont parle l’OCDE ? « C’est la deuxième grande crainte à la fois des jeunes et de leurs aînés. Demain, y aura-t-il encore plus d’inégalités dans la société française, à cause de cette période de glaciation, et d’abord entre jeunes ? Empêcher les étudiants d’étudier normalement, les jeunes diplômés de mettre en œuvre leurs compétences, ceux qui cherchent du travail d’en trouver, n’est-ce pas creuser de manière irrémédiable l’écart entre jeunes d’origines sociales différentes ? Perspective profondément dérangeante et même insupportable pour ces Français des classes moyennes qui ont l’égalité chevillée au corps », constatent les auteurs de l’étude.
« A long terme, on risque d’avoir toute une frange d’élèves (ceux notamment qui n’avaient pas accès aux cours à distance pendant le 1er confinement) qui vont être complètement largués et qu’on aura du mal à faire revenir dans le cycle « normal ». C’est triste car ce n’est pas de leur faute, mais cela risque de conditionner leur futur… et certainement pas dans le bon sens », souligne un répondant. Et un autre ajoute : « Il va y avoir plus de gens expérimentés sur le marché du travail, et j’ai bien peur que les entreprises privilégient cette population. Certains domaines vont être sinistrés (culture, loisirs, restauration, hôtellerie…), et les débouchés risquent d’être bien limités ».
Diplômes dévalorisés ou formations qu’on n’aura pas pu mener à bien, impossibilité de s’insérer sur un marché du travail en crise, filières bouchées, travail saisonnier sinistré, emploi rationné et réservé aux salariés « expérimentés »… La Génération NEET, c’est à leurs yeux celle qui doit affronter, en plus de la crise sanitaire, une crise économique aux allures de « perfect storm ». « Cette perfect storm pourrait durer, devenir un maelström social au sens presque littéral du terme : une « spirale négative » dont il sera très difficile de sortir pour les jeunes les plus fragiles », réagit Véronique Langlois. « Ce que je crains dans l’avenir c’est que les personnes en difficulté aujourd’hui, n’arriveront ou n’auront pas l’opportunité de remonter la pente », réagit un interviewé.
Envers et contre tout, le ressort jeune.
« Lorsque l’on tient entre ses mains cette richesse… Tout ne peut pas être perdu ». C’est le message d’espoir qui émerge malgré tout de cette conversation : les jeunes sont sous pression, mais pas sans ressources. En première ligne face à la crise et d’une façon particulièrement dure, ils ne baissent pas les bras. Ils ont du ressort – c’est en tout cas ce qu’ils expriment. Et ce que la majorité de ces Français plus âgés qu’eux qui sont souvent leurs parents veulent croire d’eux. D’abord parce que 20 ans, c’est l’âge par excellence de la résilience. Bien sûr, certains aînés peuvent avoir un discours critique, voire virulent, sur une génération « gâtée »…
« Mais l’idée qui domine reste foncièrement positive : l’énergie de la jeunesse lui permettra de résister, de passer cette période difficile et de nous aider, tous, jeunes et moins jeunes, à avancer. Cette énergie, n’a-t-elle pas déjà commencé à faire son oeuvre bienfaisante, du reste ? Cette jeunesse en difficulté n’est pas restée passive face à la crise. Prouvant ainsi par le mouvement qu’elle peut être une force d’entraînement dans la nécessaire adaptation de toute la société à une situation nouvelle. Le fer de lance d’une révolte constructive », se réjouit Xavier Charpentier. « C’est normalement l’âge de l’insouciance. On s’aperçoit toutefois que beaucoup de jeunes ont eu un élan de bénévolat et des propositions d’aide aux associations. Ils ne restent pas sans rien faire face à la crise. De plus, le coronavirus aura contribué à les alerter contre les menaces sanitaires et on peut espérer, qu’adultes, ils augmenteront la pression sur les acteurs politiques et économiques », commente un interviewé.
Se révolter, pour un jeune de 2020, en France ça veut dire quoi ?
« Les jeunes doivent se rebeller de manière positive et inciter notre pays au changement, l’avenir du pays est entre leurs mains » : ce commentaire est très symptomatique des réactions. Se révolter signifie trois choses aux yeux de ces classes moyennes qui cherchent la sortie de crise et non le conflit, quand elles parlent de rébellion positive et qu’elles l’appliquent au monde du travail et de l’entreprise.
– D’abord, voir grand. Pour tous. Et avec les entreprises. Au-delà de la crise, saisir les opportunités. Se donner la liberté de proposer, et surtout oser participer au débat public. Bien sûr, dans les attentes exprimées par les jeunes présents au sein de cette communauté, il y en a de très concrètes : des emplois, la possibilité d’avoir un revenu même modeste, ne pas être laissé sur le bord de la route matériellement… Mais il y a aussi une attente symbolique, une attente de sens très forte. Il ne s’agit pas de survivre à la crise mais de la dépasser. Et de le faire ensemble et au bénéfice de TOUTE la jeunesse. Lutter contre cette fracturation potentielle entre ceux qui s’en sortiront et ceux qui risquent de former la « Génération NEET ».
Cela passe évidemment à leurs yeux par les entreprises : prendre en compte aussi les jeunes moins formés et/ou ceux qui vont sortir de l’école cette année, favoriser leur insertion grâce à la formation et à de nouveaux débouchés… « Ils n’ont pas forcément les solutions, en dehors pour certains de l’idée déjà ancienne de partager le travail ; mais ils sont clairs sur les enjeux et la responsabilité des grands acteurs économiques. Elle est immense », souligne Véronique Langlois. L’un des participants le reconnaît : « L’avenir ne va pas être simple pour les jeunes mais en même temps il est plein d’espoir et d’opportunités dans une époque où beaucoup de choses sont à réinventer et c’est probablement la plus belle chance de cette période qui va s’ouvrir. Cela promet d’être palpitant et de décoiffer ». Et un autre ajoute : « Les entreprises doivent créer les conditions d’une croissance inclusive à même de concilier l’économique et le social. En adhérant à ce mouvement, elles s’engagent à orienter (développer les stages de 3ème et l’apprentissage), recruter avec le dispositif « Emplois francs » , acheter ( stratégie d’achats inclusifs ), innover en instaurant le parrainage et le mentorat. »
– Ensuite, se parler. Répondre à une demande de partage et d’échange, de dialogue entre générations aussi, plus massivement exprimée que jamais. Une demande qui vient fortement contrebalancer les tensions constatées depuis le début du premier confinement et toujours latentes depuis, sur la supposée irresponsabilité des jeunes. « Face à une crise inédite, n’est-il pas temps de partager les expériences, de revisiter la notion de solidarité, de renouveler par la base la notion galvaudée de « pacte » pour un bien commun, d’inventer des systèmes d’entraide qui rapprocheraient les générations ? », s’interroge Xavier Charpentier. « La jeunesse apporte l’espoir au pays, un avenir. En échange de moyens de communication et de l’instruction, elle pourrait donner de son temps pour maintenir le lien social avec les personnes âgées ou pour aider celles dans le besoin en faisant du bénévolat, en s’engageant dans un service civique. Une sorte de pacte citoyen entre les générations », suggère un interviewé.
– Enfin, inventer. Pour assurer la place des jeunes dans le monde économique sur des bases ambitieuses et non minimalistes. Une idée à la fois simple et engagée : les jeunes, parce qu’ils sont jeunes, à la fois familiers des nouvelles technologies et pleins d’une énergie qui n’appartient qu’à eux, ont le pouvoir de changer la face de l’emploi, de révolutionner le monde du travail, d’inventer de nouveaux métiers, d’innover dans ce que la création de richesses a de plus concret. Maintenant, il faut qu’ils osent. Ils n’ont plus le choix.
Alors pour conclure, laissons la parole – optimiste – à cet interviewé : « Nous allons nous adapter, c’est inévitable et il y aura forcément un « après ». La société va continuer et cette continuité, c’est notre jeunesse qui l’apportera. »
*Etude FreeThinking #RetourChezSoi, menée depuis le 4 novembre sur la plateforme fermée FreeThinking avec une communauté constituée de la façon suivante : 50% hommes / 50% femmes, actifs, étudiants et retraités. Diversité des âges et des structures familiales. Représentation de toutes les régions françaises et de toutes les tailles d’agglomération. Revenu compris entre 1.200€ et 3.000€ pour une personne vivant seule, entre 2.300€ et 5.600€ pour une personne vivant en couple (avec prise en compte différentielle selon le nombre d’enfants au sein du foyer).