Article paru dans la revue digitale d’INfluencia sur La Conversation
INfluencia : Vivons-nous dans un monde plus conversationnel aujourd’hui qu’il y a vingt ou trente ans ?
Nicolas Colin : Non. On a toujours beaucoup conversé. Mais ces conversations ne laissaient pas de traces. Désormais, elles sont enregistrées et le cas échéant exploitées pour créer de la valeur. Cette thésaurisation des conversations et leur déstructuration pour l’analyse constituent des changements plus marquants que l’évolution de l’intensité conversationnelle.
INfluencia : La nature des conversations via le numérique est-elle vraiment identique à celle des conversations en face à face ou de vive voix ?
NC : Le canal ne change pas la conversation en profondeur. Comme le téléphone, le numérique crée ses propres codes, qui demandent un temps d’adaptation. La façon dont nous conversons va s’en trouver légèrement modifiée mais nous allons assister à une convergence des conversations numériques et des conversations telles que nous les connaissions.
INfluencia : Dans ce contexte, quel sens donner à la notion de proximité ? Les liens exclusivement numériques sont-ils aussi impliquants que ceux noués dans « la vraie vie » ?
NC : Dans la « vraie vie », on croise des gens parce qu’on travaille dans la même entreprise, qu’on habite le même quartier ou par hasard, parfois sans en avoir envie. Sur Internet, la proximité est plus facile à établir et à recomposer en fonction des affinités.
Par ailleurs, on consulte ses messages numériques de façon plus souple et plus ergonomique : on peut y répondre quand on veut. Mais ce qui demeure irremplaçable, notamment dans le monde du travail, c’est le fait de se parler en vis-à-vis. Dans une conversation, il y a des expressions du corps, du visage, des choses qui vont au-delà des mots. On peut essayer de les suggérer par des mots, mais tout le monde n’a pas la capacité à faire passer de l’implicite par l’écrit ou à le réceptionner. Ces flux implicites demeurent très importants.
INfluencia : En matière d’innovation permanente s’affrontent deux écoles aujourd’hui : celle du process et celle de la serendipity.
NC : La serendipity peut faire l’objet d’un process. Certaines entreprises vous enferment dans leur bureaucratie et empêchent de fait tout contact avec l’extérieur, quand d’autres organisations ou certaines fonctions, beaucoup plus rares, vous donnent la liberté de sortir, de « flâner ». C’est une stratégie industrielle que d’organiser ces frottements avec ce qui surprend ou éveille l’attention. Plusieurs sociétés du numérique ont opéré ce basculement parce que leur métier les y incite. Parfois à marche forcée, comme Salesforce ou Amazon, de par la volonté d’un dirigeant. Le vocabulaire employé peut évoquer la détente, suggérer que l’on n’est plus dans le travail.
En réalité, il s’agit bien d’un process, d’une discipline.
INfluencia : Cette ouverture permet d’exploiter l’appétit de contribution des individus, l’un des postulats de votre livre. Quelles conditions une entreprise doit-elle réunir pour obtenir des contributions intéressantes ? Quel mode de conversation ?
NC : Pour prendre l’analogie du jeu vidéo, le gameplay de l’entreprise doit correspondre à ce qu’elle cherche à obtenir. L’entreprise ne doit pas réfléchir en vase clos à ce qu’elle peut proposer à des contributeurs potentiels. Pour qu’ils contribuent effectivement, elle doit expérimenter, analyser ce qui suscite les réactions les plus intéressantes et procéder ainsi par itérations successives.
Sur Twitter, par exemple, trois ou quatre règles élémentaires permettent l’émergence d’une intelligence collective qui fait ressortir les contributions les plus intéressantes. Mais l’entreprise peut souhaiter un autre output que le tweet. À elle d’organiser son gameplay en conséquence à partir de règles déterminées de façon empirique, en testant différentes approches.
Je pense dans tous les cas que la conversation stimule la contribution. Les contributions spontanées sont rarement les plus pertinentes.
INfluencia : Vous parlez de « l’aventure collective de co-création » comme d’un phénomène relativement nouveau et très stimulant. En quoi les relations sociales diffèrent-elles de celles qu’on observe dans un collectif de travail ?
NC : Probablement par l’horizontalité, par cette promesse que chacun peut devenir le plus influent d’une communauté, en dehors de la hiérarchie qui encadre le collectif de travail. Wikipédia montre que la contribution n’est pas liée à une quête de reconnaissance : les apports sont pour l’essentiel anonymes parce que les utilisateurs – identifiés par leur seule adresse IP – sont avant tout motivés par le souci de corriger, de préciser, comme s’ils ne supportaient pas l’incomplet ou l’à peu près. Cela s’apparente à de la conscience professionnelle.
INfluencia : Dans une logique d’entreprise, comment entrer en conversation, l’entretenir et la transformer ?
NC : Il y a peu d’exemples car l’entreprise est mal adaptée, voire notoirement hostile à l’installation durable d’une conversation. Les gens arrivent, s’en vont ou évoluent dans l’organigramme. Elle ne peut pas compter sur la permanence d’une communauté comparable à celle des grands réseaux sociaux. De plus, sur Twitter ou Facebook, chacun doit trouver sa place et la défendre dans une horizontalité où l’essentiel dépend de ce qu’on y fait. Ce n’est pas le cas en entreprise, où les affects, capacités d’expression et traits de caractère entrent aussi en ligne de compte au même titre que la production à proprement parler. L’entreprise a tendance à créer des situations rigides, peu propices à la contribution dans la durée.
INfluencia : Vous soutenez que tout le monde a envie de contribuer, en a besoin ou en tire du plaisir. Est-on ici dans un système d’échange non marchand ?
NC : Oui, parce que dès qu’on ré-instille de la logique marchande, on casse la dynamique. Beaucoup de gens agissent pour le plaisir de contribuer ou par souci du travail bien fait. C’est un cas classique de management : si l’on indexe les salaires sur la performance, on vexe tous ceux qui travaillent en conscience, dans un relatif désintérêt par rapport à la rémunération. Du coup, ils vont se mettre à travailler moins bien. Et l’on incite ceux dont l’argent est le premier moteur à travailler davantage. Mais ceux-là ne sont pas toujours les plus inventifs, les plus bienveillants ou les plus créateurs de valeur.
INfluencia : Comment l’entreprise peut-elle capter cette puissance de la multitude ?
NC : Il faut d’abord préciser que l’une des entreprises qui fait le mieux travailler la multitude, c’est Amazon. Elle rétribue ses clients en abaissant ses prix dès qu’elle le peut.
Plus généralement, le numérique permet de viser des objectifs très élevés qui dépassent l’intérêt des seuls actionnaires. Il s’agit bien de changer le monde, de servir le bien commun. Dans le numérique, on peut s’autoriser une telle ambition parce qu’on a potentiellement la multitude avec soi. Quand un projet suscite un sentiment d’adhésion, c’est la multitude qui génère des rendements d’échelle hors d’atteinte dans d’autres configurations.
INfluencia : Est-ce à la portée de toutes les entreprises, même les plus « traditionnelles » ?
NC : À terme, toute entreprise sera concernée. Celles qui n’y parviendront pas se feront soit évincer, soit asservir.
Dans l’économie actuelle, ce qui compte, c’est le lien direct avec les clients, les utilisateurs, les consommateurs. Ceux qui s’en désintéressent deviendront de simples fournisseurs contraints de comprimer leurs marges dans un processus d’affaiblissement sans fin.
Interview de Interview de Nicolas Colin réalisée par Valérie Decroix pour le Hors Série INfluencia sur la Conversation, réalisée en partenariat avec Entrecom. En vente en librairie.
Illustrations : Kim Roselier
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