22 septembre 2017

Temps de lecture : 8 min

(R)évolution des codes du vin : Bacchus défie Jupiter

Depuis le symbolique « jugement de Paris » en 1976, qui a vu deux vins californiens arriver en tête d’une dégustation à l’aveugle de haute volée devant les plus grands crus bordelais, le monde du vin s’est fortement internationalisé, bouleversant par la même occasion les codes de représentation du vin préalablement établis par les grandes appellations françaises.

Depuis le symbolique « jugement de Paris » en 1976, qui a vu deux vins californiens arriver en tête d’une dégustation à l’aveugle de haute volée devant les plus grands crus bordelais, le monde du vin s’est fortement internationalisé, bouleversant par la même occasion les codes de représentation du vin préalablement établis par les grandes appellations françaises.

Dans la publication annuelle, Le vin et ses marchés, le directeur du Centre européen du packaging, François Bobrie, nous propose depuis 2009 une grille de lecture sémiotique pour analyser l’évolution des codes du vin sous l’effet de cette mondialisation. Il s’est basé sur un échantillon exprimant à la fois une certaine universalité et une volonté de saisir la nouveauté des mises en marché : le « TOP 100 » du magazine Wine Spectator, qui propose chaque année un classement de 100 bouteilles de vin du monde entier. Selon cette étude, les récits packaging des vins de qualité possèdent une structure textuelle et visuelle propre, avec deux « typicités narratives » bien distinctes :

La première valorise l’énonciateur dans une autocélébration qui est au centre du storytelling, autant voire plus que le vin lui-même. Nous l’appellerons le « récit jupitérien » et correspond à des représentations classiques et statutaires (le producteur, sa région, son vignoble, sa technique de production, les cépages, etc.), utilisés et codifiés par les grandes régions françaises (Bordeaux, Bourgogne, Rhône).

La deuxième cherche, au contraire, à communiquer aux énonciataires des sensations et des émotions qui pourraient résulter de la consommation du vin. Nous l’appellerons le « récit bachique » et correspond à des images plus émotionnelles et hédonistes (expérience à vivre, évocation d’une vie sublimée, etc.). On quitte dans ce cadre la codification stricte du secteur du vin traditionnel, pour se rapprocher des dynamiques et tendances marketing des autres secteurs marchands. Dans ce fameux TOP 100 de Wine Spectator, les codes jupitériens restent majoritaires, mais connaissent une baisse continue depuis la fin des années 2000 au profit des codes bachiques. Une tendance qui va se poursuivre et se confirmer dans les années à venir ?

Bacchus ou le nouvel art de la séduction

Il est vrai que Bacchus a tout pour nous plaire. Fils de Jupiter, il s’oppose à l’autorité hégémonique du père pour cultiver une philosophie de vie hédoniste centrée sur un plaisir individuel et immédiat, qu’il partage uniquement avec son cercle d’amis proches. En ce sens Bacchus est notre héros des temps modernes, et répond parfaitement à notre quête actuelle du « moi je » dans une société toujours plus individualiste.

Les nouveaux acteurs dans le secteur du vin l’ont bien compris et n’hésitent plus à faire appel aux codes émotionnels du « récit bachique » pour séduire le consommateur final. Il suffit de jeter un coup d’œil aux rayons de notre caviste ou supermarché, où des bouteilles en provenance des quatre coins du monde nous apparaissent plus imagées, colorées et personnalisées.

Cette diversification visible des packagings correspond à une nouvelle ère sur le marché international du vin. De l’uniformisation mondialisée favorisée par le célèbre critique américain Robert Parker, période au cours de laquelle les codes du vin français, notamment bordelais, se sont propagés en prônant une forme d’universalité (cépages internationaux, art de l’assemblage, symbolique du château, forme spécifique des bouteilles), on assiste aujourd’hui à une réappropriation locale de codes plus personnels, tant au niveau du contenu que du contenant. Cette tendance a débuté avec la volonté de redécouvrir les cépages autochtones de chaque région de production, et elle se décline aujourd’hui à tous les niveaux, de la taille de la vigne à la vinification, en passant par le design et le récit de la bouteille.

Ainsi à proximité de la ville mythique de Venise en Italie, le célèbre producteur Gianfranco Bisol a relancé avec le domaine Venissa une variété de raisin autochtone de la région que l’on croyait éteinte, la dorona. Et pour que le flacon soit à la hauteur de l’identité si singulière de ce nectar, il a fait appel aux artisans locaux de la ville. Dorées à l’or fin comme la basilique Saint Marc, les bouteilles imaginées par le designer, Giovanni Moretti, sont numérotées en verre de Murano frappé d’une feuille de vigne, pour un résultat à chaque fois unique.

Même en France sur un marché mature où la population a été éduquée sur plusieurs générations à des codes strictes dictés par le « récit jupitérien », on assiste à l’émergence des codes bachiques avec une nouvelle génération de vignerons. Cette évolution s’inscrit dans une volonté de décomplexer ce milieu, le rendre plus accessible et émotionnel.

Anne-Victoire Monrozier est fille de vigneron dans le Beaujolais. En 2009, elle commence à se faire connaître dans le milieu sous le nom de son blog Miss Vicky Wine, et petit-à-petit, commence à vendre le Fleurie de son père. Mais comme elle l’explique elle-même : « les étiquettes traditionnelles ne collaient pas avec mon idée du vin ». Alors comme une évidence, elle crée son propre packaging en collaboration avec sa communauté. Les silhouettes modernes et personnalisées sont ainsi nées sur l’étiquette, soumises chaque année au vote en ligne du public avec l’arrivée du nouveau millésime. Comme Bacchus en son temps, elle a ainsi voulu se démarquer du père, prendre son indépendance et apporter sa propre philosophie au vin.

Face à la multiplication de ces exemples aussi bien à l’étranger qu’en France, confortés par l’analyse sémiotique de François Bobrie sur la dernière décennie, nous sommes désormais en droit de se poser la question si une véritable révolution des codes du packaging du vin est en marche.

Mais Jupiter n’a pas dit son dernier mot

Force est de constater que Jupiter appartient à une génération qui a un peu de plomb dans l’aile : le poids de l’héritage et des traditions, le respect de règles qui semblent avoir été marquées au fer rouge dans une temporalité qui se définit à l’échelle d’une vie entière. Sommes-nous encore prêts à obéir au diktat du dieu de l’Olympe ?

Il ne faut pas oublier que le vin est plus qu’un produit alimentaire avec de simples attributs fonctionnels (nutrition) et émotionnels (plaisir). Pour preuve l’institut de recherche américain, Applied Iconology Inc., spécialisé en neuromarketing, a observé que nous mettons en moyenne 6 minutes pour choisir une bouteille de vin contre seulement 2,5 secondes pour tout autre produit alimentaire. Il serait donc hasardeux de considérer uniquement le vin comme l’un de ces produits, obéissant aux mêmes lois marketing.

Il reste un produit extrêmement indexé, avec potentiellement un vocabulaire narratif construit sur un temps long, qu’il faut apprendre à déchiffrer et apprivoiser. Les codes graphiques de l’appellation, Châteauneuf-du-Pape, représentent sans doute la quintessence de cette tradition narrative en France. Ils mettent ainsi en évidence un dispositif héraldique datant du Moyen-Âge que seule une poignée de maisons véritablement historiques sont en mesure de déployer avec assurance et authenticité. La qualité médiévale ainsi transmise est amplifiée par l’utilisation de la police de caractères teutonique  » Fraktur  » pour articuler l’appellation.

Le choix et l’évolution de ces codes du vin ne sont donc pas anecdotiques et correspondent à la valeur symbolique associée à ce breuvage. Depuis les civilisations antiques, le vin s’est doté par strates d’une dimension sacrée, adulé et vénéré par les uns, interdit par les autres. Aujourd’hui cette dimension s’exprime avant tout par un rapport au temps qui lui est propre, à la fois dans le processus de fabrication et dans la philosophie de consommation. Dans un monde contemporain où tout évolue de plus en plus vite, où l’on doit s’adapter continuellement au changement, le vin reste comme la religion le symbole d’une forme de permanence.

Ainsi de nouveaux pays producteurs de vin de l’ère contemporaine comme le Liban ressentent aujourd’hui le besoin d’aller puiser dans l’héritage de leurs ancêtres antiques des processus de fabrication (amphores) et un récit narratif (figurines et alphabet phéniciens) pour renouer un lien plus intime et plus profond avec le consommateur moderne.

En dépit d’une forte attraction mimétique entre le « récit bachique » et notre société moderne, Jupiter nous prouve que son récit reste légitime dans la durée, et surtout que son fils Bacchus n’a pas seul le monopole du cœur dans le domaine du vin. En effet, l’émotion ne se nourrit pas seulement d’un flirt au premier regard, mais aussi de références, d’un imaginaire et d’une histoire, permettant d’alimenter dans la durée une expérience plus riche avec et autour du produit. Ou comme le disait plus joliment Roland Barthes dans ses Mythologies : « le vin n’est pas seulement philtre, il est aussi acte durable ».

Le juge de paix : la cohérence avec la marque

S’il nous apparait désormais de manière plus évidente que le vin n’est pas un simple produit comme les autres, il n’échappe pas pour autant aux règles et enjeux d’une marque : d’où vient-elle ? Qui est-elle ? A qui s’adresse-t-elle ? En quoi est-elle différente ? Quel rôle s’assigne-t-elle à long terme ?

Dans le cas d’exemples récents de producteurs traditionnels emblématiques habitués au « récit jupitérien », qui ont cédé aux sirènes du « récit bachique » pour toucher une nouvelle cible plus jeune à l’international, on est en droit de se poser la question du respect de la cohérence avec la marque. Dom Pérignon porte dans son ADN l’origine et les valeurs de l’appellation la plus connue et réputée au niveau mondial, la Champagne. De part cette responsabilité, était-elle la marque la plus légitime pour associer ses propres codes historiques à ceux beaucoup plus actuels de la nightlife ?

Au-delà du choix d’un récit pour interagir de manière plus affinitaire avec une cible plutôt qu’une autre, il est donc primordial de revenir à l’essence même de sa marque pour savoir précisément jusqu’où il est possible de faire évoluer ses codes sans renier sa propre identité.

Lorsque le grand cru classé bordelais, Château Pédesclaux, fait le choix cette année de repenser son identité graphique avec l’agence CBA Design pour traduire au mieux sa double identité entre tradition et modernité, il ne peut s’affranchir totalement des codes visuels catégoriels auxquels il appartient. D’après une étude de Franck Celay et Pauline Folcher de Montpellier Business School, qui ont analysé en 2013 les codes visuels de 117 châteaux membres de l’Union des grands crus de Bordeaux, il est apparu que 90% des étiquettes de l’échantillon étaient sous forme rectangulaire, soit sur fond blanc jauni, soit sur fond blanc immaculé, puis du noir, du bordeaux, du gris et de l’or pour les textes et les illustrations.

Ces étiquettes communiquent majoritairement des signifiés de luxe, de distinction sociale, de classicisme et de tradition propres au « récit jupitérien ». La question posée est alors de savoir comment les châteaux bordelais peuvent jouer à l’intérieur de ces codes pour se différencier et moderniser tout en restant cohérent avec l’image générale de leur catégorie (Heilbrunn, 2006). Dans ce cadre précis, Château Pédesclaux a fait le choix du passage au papier blanc immaculé, car il signifie un papier de qualité supérieure et par extension un produit haut-de-gamme, tandis que le papier blanc jauni utilisé précédemment signifiait plutôt l’origine passée du produit et sa dimension traditionnelle (Blanchard, 1980). Il a fait également le choix de réduire l’utilisation des polices à empattement, qui véhiculent un signifié de « classicisme » au profit de polices sans empattement plus récentes (Pohlen, 2011). Enfin l’illustration conserve un point de vue frontal pour renforcer l’impression de stabilité et de sérieux, mais s’adapte au travail architectural futuriste qui a été menée sur le château.

A l’autre extrémité du spectre des codes visuels du vin, le jeune producteur californien Uproot, beaucoup plus libre dans sa catégorie, s’est donné comme mission de redéfinir les codes de la « nouvelle génération de dégustateurs de vin ». Aucune indication écrite sur la bouteille, mais une bande verticale et minimaliste de couleurs exprimant de manière codifiée toutes les nuances des notes de dégustation. Le consommateur peut alors plus intuitivement choisir la bouteille qui lui correspond, en fonction de son goût personnel et ses aspirations du moment.

Et qui sait, cette nouvelle codification du « récit bachique » fera peut-être, avec les années, des émules au sein de sa catégorie, au point d’en faire une nouvelle référence visuelle dans le monde du vin. Il apparait en tout état de cause que les codes du vin ne se sont pas dissolus dans la mondialisation. Bien au contraire, ils se sont diversifiés et affirmés, chacun d’entre eux étant pleinement légitimes s’ils restent cohérents avec leur marque et leur catégorie. A n’en pas douter, le père Jupiter et le fils Bacchus sont désormais unis pour la vie, n’est-ce pas ce qu’on appelle « le lien du vin » ?

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