L’écriture inclusive : ni une question accessoire ni une discussion réservée à des spécialistes. Bien qu’encore balbutiante, elle est devenu un enjeu de société selon Mots-Clés qui a mené l’enquête avec Harris Interactive et un débat assez vif avec TV5 Monde et HCE.
Si déjà (ou seulement !) 41% des personnes interrogées disent avoir entendu parler de l’écriture inclusive, 75% -toutes catégories de populations confondues- s’y déclarent favorables dont 24% très favorables. Telles sont les principales conclusions instructives de l’enquête menée, les 11 et 12 octobre derniers, par Harris Interactive pour Mots-Clés, une agence très engagée depuis plusieurs mois pour faire avancer l’égalité femme/homme par un travail sur les mots et cette approche d’écriture (voir ci-dessous). Une agence qui quand même a voulu faire l’état des lieux auprès de la population française sur ce qu’elle connait de l’écriture inclusive, l’opinion qu’elle en a et l’impact des formulations genrées, inclusives ou épicènes sur les représentations spontanées. Obtenant ainsi des résultats qui montrent que « ce sujet longtemps circonscrit à une discussion de spécialistes, s’inscrit progressivement comme un enjeu de société ».
De même l’enquête révèle, selon ses auteurs, la puissance de cette écriture pour faire progresser l’égalité puisque, selon elle, les formulations inclusives ou épicènes donnent jusqu’à deux fois plus de place aux femmes dans les représentations spontanées. En effet, les interviewés ont été invités à citer des personnalités, de façon totalement ouverte. Dans chacun des cas, celles exposées aux énoncés genrés, tels que « citez deux présentateurs du journal télévisé » ou « citez deux champions olympiques » ont davantage uniquement nommé des hommes, tandis que les personnes ayant vu les autres formulations ont systématiquement mentionné davantage des personnalités des deux sexes, voire uniquement des femmes. « Cette écriture est un puissant levier pour faire changer les représentations », se réjouit Raphaël Haddad, dirigeant de Mots-Clés « ces chiffres corroborent les résultats empiriquement observés au sein des entreprises que nous avons accompagnés depuis un an dans l’adoption de l’écriture inclusive, que ce soit par l’organisation de formations à l’écriture inclusive ou la reprise de contenus éditoriaux ».
41% des Français ont eu vent de l’écriture inclusive
Au-delà de ce sondage qui sert la cause des » pro-écriture inclusive « , cette dernière soulève bel et bien curiosité grandissante et intérêt certain dont celui des éditions Hatier avec son manuel scolaire qui l’inclut, celui du ministère du Travail avec son guide de recommandation et d’INfluencia qui a participé à la première dictée du genre, au printemps dernier. Mais cette écriture crée aussi des débats souvent véhéments, comme celui organisé le 17 octobre dernier, par TV5 Monde avec le soutien de l’agence Mots-Clés et de HCE, et qui a réuni des personnalités la défendant ou s’y opposant (*). Des discussions houleuses mais normales car pas vraiment évident d’intervenir sur une langue comme le français hyper codifiée, mais souvent constructives et menées à juste titre. Car en voulant redonner sa juste place au féminin (lorsqu’il s’agit de personnes et non d’objets inanimés) ou plus précisément en désignant l’ensemble des attentions graphiques et syntaxiques permettant d’assurer une stricte égalité de représentation entre les deux genres, cette écriture inclusive invite à s’interroger sur ce que doit être la langue française d’une part en tant qu’état ou instrument de mémoire et d’autre part, en tant que matière vivante et évolutive ou outil social en phase avec son époque qui sert à communiquer. « La langue française et son évolution est un préalable à la défense des femmes. Ce n’est pas une vision idéologique, mais le français n’a pas vocation à être dogmatique. Il faut se poser les bonnes questions », confirme Eliane Viennot, Professeure émérite de litérrature française et autrice de » Non, Le masculin ne l’emporte pas sur le féminin « . Tandis que Claire Guiraud, secrétaire générale du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes insiste : « Il faut entrer en résistance. mais une résistance sans stéréotype de sexe et qui colle à la réalité pour susciter l’adhésion ».
Une écriture qui amène donc tout naturellement de multiples réflexions historiques, sociologiques et éthiques comme son impact sur l’école, l’apprentissage quand on est dysorthographique ou autre dyslexique, l’égalité professionnelle, le sexisme, l’exclusion, la visibilité des femmes dans les textes administratifs et dans les métiers (qui avance à grands pas depuis le rapport sur la féminisation de 1998), les usages des générations X, Y, Z et les nouvelles technologies. « Ce dispositif d’écriture a des effets très positifs en poussant à la féminisation des effectifs comme par exemple dans les filières d’ingénierie ou industrielle. Voir une fonction intitulée au féminin incite les jeunes femmes à se persuader qu’elles ont leur place dans ces secteurs qui ont besoin de leur point de vue. De même, il constitue un ancrage éthique nécessaire en luttant par le verbe contre les discriminations, les outrances, les caricatures et les inégalités qui rendent caduques une organisation quelle qu’elle soit », assure Raphaël Haddad. Un dispositif apportant aussi son lot d’interrogations techniques et contextuelles comme le neutre qui n’existe pas en français, le rôle de l’accord de proximité, l’emploi du pluriel, la forme brouillonne que pourrait prendre un texte ou un support en publicité, dans les BD ou encore dans les romans… « Il faut intégrer ces formes graphiques et syntaxiques. Il faut marcher vivement et être volontariste à l’égard de cette écriture propice à la parité », milite assez radicalement Bernard Cerquiglini, Recteur honoraire de l’Agence universitaire de la Francophonie et ancien délégué général à la langue française et aux langues de France. Tandis que Kaouatar Harchi, auteure, chercheure associée au Cerlis, Paris Descartes indique plus nuancée : « je ne m’interdis pas d’écrire un roman en écriture inclusive, mais tout dépend du contexte. Il faut que cela signifit quelque chose et apporte une plus value à l’histoire, aux personnages et au support ».
Point médian : celui qui disloque le mot comme une pauvre victoire dans la bagarre des genres ?
Bref ne pas créer de rejet ou de brouhaha, notamment en gérant au mieux ce fameux point milieu -comme utilisé ci-dessous- la base de cette quête de la parité entre les genres. Une ponctuation qui selon Raphaël Enthoven, philosophe et chroniqueur « apparait comme un crampon, disloquant le mot, telle une pauvre victoire ou plutôt symbole d’une piètre concession ». Tandis que Marie Estelle Pech, journaliste au Figaro souligne : « la langue française veut qu’on parle des femmes au féminin et des hommes au masculin ». Une ponctuation qui va quand même être prochainement intégrée dans les claviers par l’AFNOR, à la demande du ministère de la Culture et de la Communication. « Nous procédons à ce changement pour mettre à disposition des francophones la possibilité de bien écrire le français. C’est d’autant plus justifié que ce point médian existe en catalan, et que par exemple la cédille du c, dont nous nous servons, nous vient directement de l’espagnol », explique Philippe Magnabosco, chef de projet AFNOR, en charge de la mise à jour du clavier français.
S’il s’agit de ne surtout pas réécrire ce qui a été déjà rédigé ni de bafouer la liberté de choix de chacun.e quant à son utilisation, l’autre enjeu est bien sûr de ne pas sombrer « dans la désespérante Novlang c’est-à-dire celle décrite dans 1984 par George Orwell et qui consiste à réduire la pensée en réduisant le mot », comme s’alarme Raphaël Enthoven. « Au contraire même l’écriture inclusive invente des mots comme peintresse ou philosophesse », répond autant provocant que conciliant, Bernard Cerquiglini « L’enjeu est bien plus important, car la langue n’est pas qu’un état mais le fruit d’une construction sociale aux possibilités élargies ». La bataille fait rage mais le tout est de se donner le temps et les moyens car si les mots ont une mémoire, la langue évolue à son rythme notamment grâce à l’intelligence de sa forme, de ses racines et de ceux qui la pratiquent tous les jours.
(*) Auprès de 1000 personnes représentatives de la population française âgée de 18 ans et plus.
(**) Bernard Cerquiglini, Raphaël Enthoven, Claire Guiraud, Raphaël Haddad, Kaoutar Harchi, Philippe Magnabosco, Marie-Estelle Pech, Eliane Viennot.
Photo de Une : Kees Streefkerk