Cette citation de René Char, choisie comme titre, ouvre la premier chapitre de : « Vivement le Monde à venir ». Un carnet de route où l’on retrouve la réflexion de trois personnalités engagées : Nicolas Hulot, Edgar Morin et Patrick Viveret. INfluencia vous offre les premières lignes. Bonne lecture intelligente…
Le livre « Vivement le Monde à venir » réunit des extraits choisis de la rencontre entre Nicolas Hulot, Edgar Morin et Patrick Viveret, organisée dans des conditions exceptionnelles, quelques jours après la série d’attentats terroristes qui ont eu lieu à Paris et dans le monde, en novembre 2015, et à la veille de la COP21 (21ème conférence mondiale pour le climat).
Le monde se trouve face à une indispensable métamorphose non seulement environnementale mais profondément globale (sociale, géopolitique, économique, financière, philosophique et intime). Dans cette extrême complexité, les intervenants nous parlent de leurs interrogations et de leurs envies, avec la conviction qu’être heureux est un choix tout autant intime que collectif. Ils nous invitent à incarner et à créer ensemble le monde à venir.
Menés par Chemin Faisant et l’Institut des Futurs souhaitables, ces échanges ont été enregistrés à la Gaîté Lyrique, le 18 novembre 2015. Ils ont été animés par Corinne Ducrey, le festival Chemin Faisant et Mathieu Baudin, Institut des Futurs souhaitables. Partenaire de ce dernier , l’Agence PIXELIS a contribué à ce beau projet en réalisant la direction artistique du livre.
« Vivement le Monde à venir » fait l’objet d’une double diffusion, à la fois innovante et solidaire : dans un premier temps, dans les espaces publics via les réseaux des « vendeurs colporteurs » créés par Macadam et, dans un second temps, par les réseaux traditionnels des librairies. INfluencia soutient ce type d’initiative en publiant une partie du livre.
Qu’est-ce que cette situation tragique [les attentats] nous a appris d’essentiel ?
Patrick Viveret : Les éléments essentiels qui ressortent, c’est la question de la fraternité, de l’amour, de la beauté, tout ce qui donne sens, tout ce qui fait valeur, au sens fort du mot valeur, c’est-à-dire au sens de force de vie. Quantité d’éléments traditionnellement importants dans nos sociétés, telle que la richesse matérielle, ont paru totalement dérisoires dans cette situation. Qui a parlé de chiffrer les dégâts du Bataclan ou des restaurants qui ont été touchés ? On est tout de suite conduits à l’essentiel.
Il y a trois portes vers l’essentiel : la porte de la beauté, la porte de l’amour et la porte de la souffrance. Mais faute de savoir ouvrir la porte de la beauté et la porte de l’amour, les collectivités humaines se condamnent le plus souvent à n’apprendre l’essentiel que par la porte de la souffrance.
Par exemple, suite aux attentats, certains ont raconté : « Moi, à cette occasion, j’ai téléphoné à des amis, j’ai téléphoné à mon frère, j’ai téléphoné à des personnes avec qui j’étais en lien mais à qui, d’habitude, je ne disais pas les choses essentielles. Je leur ai simplement téléphoné pour leur dire à quel point elles comptaient pour moi »
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Après avoir ouvert la porte de la souffrance, rien ne nous empêche donc d’ouvrir la porte de la beauté et la porte de l’amour : ce qu’on peut appeler des épreuves de joie. Il n’y a aucune raison que le verbe éprouver soit utilisé uniquement dans le sens de la souffrance, il peut aussi se vivre du côté de la joie profonde. Ça donne des pistes pour répondre du côté de la force de vie face à ces logiques mortifères.
Edgar Morin : On a bien vu, il y a quelques jours, se manifester de la solidarité, plus que ça, de la fraternité, du dévouement. Et du reste, nous savons que souvent, lors des grandes catastrophes, des gens qui semblent fermés, isolés, repliés sur eux-mêmes, se découvrent brusquement solidaires. Nous avons tous virtuellement en nous cette capacité de fraterniser, d’aimer, d’aider. C’est quelque chose qui est très profond en nous. Mais, ça retombe. Maintenir cette fraternité, je pense que c’est le grand problème. Comment les formes de solidarités traditionnelles qui fonctionnaient avec la grande famille, le village, les voisins, et qui ont disparu, peuvent renaître à chaque fois qu’il y a une catastrophe ou un accident… et finalement retombent ?! C’est vrai qu’il y a un long chemin à faire dans la transformation personnelle, inséparable de la transformation sociale. Nous avons un très grave problème, c’est celui de concilier la liberté et la sécurité. Nous avons un paradoxe à régler.
Il y a un problème politique très difficile : quand on dit « on va faire la guerre », qu’est-ce que ça veut dire ?
Edgar Morin : Nous ne sommes pas dans une conjoncture normale, nous sommes dans une conjoncture où il y a la peur, l’angoisse du futur, l’angoisse du présent, une tendance à chercher des boucs émissaires, et à chercher chez l’immigré, chez le musulman, le coupable, l’ennemi, le danger. Donc nous avons à faire à un grand travail d’intelligence face à la complexité du problème : garder à la fois l’humanité, la liberté et la rigueur pour détecter ceux qui vont faire des attentats. C’est ça qui va être important : sauvegarder nos libertés, sauvegarder notre société, empêcher qu’elle ne se referme, qu’elle ne se durcisse et qu’elle ne devienne une société autoritaire.
Attention à ce qu’un danger n’en cache pas un autre. C’est-à-dire que le danger aujourd’hui de ces actions, de cette guerre nouvelle, ne cache pas le péril énorme que représente la dégradation de la biosphère et qui pèse sur toutes les parties de la planète. Le réchauffement climatique, on a déjà tendance à l’isoler des autres problèmes écologiques, c’est-à-dire de l’agriculture industrielle qui pollue tout, de la déforestation, des pollutions urbaines, etc. Il y a un problème multiple et global, mais on doit montrer que ce péril [cette guerre nouvelle] est lié à tous ces périls écologiques.
La transition écologique : une réponse globale à la hauteur de ces enjeux ?
Nicolas Hulot : L’avenir le dira. C’est en tout cas une occasion inespérée, magnifique, si on sait la saisir. Je citerais René Char : « l’essentiel est toujours menacé par l’insignifiant ». C’est quand même cher payé pour revenir à l’essentiel, cher payé pour que l’humain tout d’un coup resurgisse. Ce que l’on peut souhaiter, c’est que cette fois-ci, l’humain ne re-disparaisse pas, que ne disparaisse pas ce que nous avons de meilleur en nous.
Je ne sais pas si l’on est sidéré [suite aux attentats]. On est effrayé. Il faut résister à trois choses : la peur, la haine et la fatalité. C’est au moins la seule chose que l’on peut tenter de faire. Sidéré, cela peut paraître très prétentieux, je ne le suis pas. Je m’étonne même que tout cela ne soit pas arrivé plus souvent parce que nous avons laissé enfler une bête immonde. Je pense que le cœur de la démocratie, c’est d’accepter que le mal n’est pas toujours extérieur à nous. Pas du tout pour nous culpabiliser, rien ne légitime ce qui s’est passé. Mais si nous voulons nous extraire de ça et avoir une petite chance que l’humanité l’emporte sur la barbarie, il faut, sans concession, dérouler les racines de l’histoire et, sans concession, accepter que nos reniements, nos renoncements, nos petites lâchetés, nos petits égoïsmes, cette tendance à ce que justement le superficiel l’emporte toujours sur l’essentiel, a peut-être une petite responsabilité dans cette situation-là.
Je dis ça parce qu’on ne doit pas se contenter de penser qu’il s’agit d’un évènement isolé, se contenter de nommer les choses en disant c’est du terrorisme, une forme de folie. On ne peut faire l’économie de comprendre comment on en est arrivé à ce stade, comment certains ont développé une telle haine à notre égard au point de sacrifier leur vie et d’en détruire d’autres.
Nous ne pouvons esquiver ce rendez-vous critique que nous avons avec nous-mêmes. Evidemment, nous aurons besoin de nous affranchir des énergies fossiles… Mais nous aurons aussi besoin d’une interrogation intime pour comprendre comment nous en sommes arrivés là, comment, à un moment ou un autre, ce couple « avenir et progrès » qui s’était formé dans la modernité s’est dissocié… Comment nos intentions nous ont échappé ?